La durée de l'être humain, - de même que sa taille, varie suivant l'unité qui sert à sa mesure. Elle est très grande si nous nous comparons aux souris, ou aux papillons. Très petite, par rapport à la vie d'un chêne. Insignifiante, quand elle est placée dans le cadre de l'histoire de la terre. Nous la mesurons par le mouvement des aiguilles d'une horloge à la surface de son cadran. Nous l'assimilons au parcours par ces aiguilles d'intervalles égaux, les secondes, les minutes, les heures. Le temps des horloges se règle d'après certains événements rythmiques, tels que la rotation de la terre sur son axe, et autour du soleil. Notre durée est donc évaluée en unités de temps solaire. Et elle comprend environ vingt-cinq mille journées. Pour l'horloge qui la mesure, la journée d'un enfant est égale à celle de ses parents. En réalité, elle représente une très petite partie de sa vie future, et une beaucoup plus importante fraction de celle de ses parents. Mais elle est aussi un fragment insignifiant de l'existence passée du vieillard, et une longue période de celle du nourrisson. La valeur du temps physique change donc, dans l'esprit de chacun de nous, suivant que nous considérons le passé ou le futur.
Nous sommes obligés de référer notre durée aux horloges; parce que nous sommes plongés dans le continuum physique. Et l'horloge mesure une des dimensions de ce continuum. A la surface de notre planète, les dimensions des choses se distinguent par des caractères particuliers. La verticale est identifiée par la pesanteur. Les dimensions horizontales se confondent pour nous. Mais nous pourrions les différencier l'une de l'autre si notre système nerveux possédait une sensibilité semblable à celle de l'aiguille aimantée. Quant à la quatrième dimension, elle nous apparaît avec un aspect spécial. Elle est mobile et très longue, tandis que les trois autres nous semblent immobiles et courtes. Nous nous mouvons facilement par nos propres moyens dans les deux dimensions horizontales. Pour nous déplacer dans le sens vertical, nous avons à lutter contre la pesanteur. Nous devons alors nous servir d'un ballon ou d'un avion. Enfin, le long du temps il nous est complètement impossible de voyager. Wells ne nous a pas livré les secrets de construction de la machine qui permit à un de ses personnages de sortir de sa chambre par la quatrième dimension, et de s'enfuir dans le futur. Pour l'homme réel, le temps est très différent des autres dimensions du continuum. Il ne le serait pas pour un homme abstrait, habitant les espaces intersidéraux. Mais, quoique distinct de l'espace, il est inséparable de lui, à la surface de la terre comme dans le reste de l'Univers, pour le biologiste aussi bien que pour le physicien.
Dans la nature, en effet, le temps est toujours observé comme uni à l'espace. Il est un aspect nécessaire des êtres matériels. Aucune chose concrète ne possède que trois dimensions spatiales. Un rocher, un arbre, un homme ne peuvent pas être instantanés. Certes, nous sommes capables de construire dans notre esprit des êtres à trois dimensions. Mais tous les objets naturels en ont quatre. Et l'homme s'étend à la fois dans le temps et dans l'espace. A un observateur qui vivrait beaucoup plus lentement que nous il apparaîtrait comme une chose étroite et allongée, analogue à la traînée lumineuse d'une étoile filante. Cependant il possède un autre aspect, qu'il est difficile de définir. Car il n'est pas entièrement compris dans le continuum physique. La pensée s'échappe du temps et de l'espace. Les fonctions morales, esthétiques et religieuses ne s'y trouvent pas non plus. En outre, nous savons que les clairvoyants perçoivent à longue distance des choses cachées. Certains d'entre eux voient des événements qui se sont déjà passés ou qui se passeront dans le futur. Il est à remarquer qu'ils sentent le futur de la même façon que le passé. Ils sont parfois incapables de les distinguer l'un de l'autre. Ils prédisent, par exemple, à deux époques différentes, un même événement, sans se douter que la première vision se rapporte au futur, et la seconde au passé. On dirait qu'un certain mode d'activité permet à la conscience de voyager dans l'espace et dans le temps.
La nature du temps varie suivant les objets considérés par notre esprit. Le temps que nous observons dans la nature n'a pas d'existence propre. Il est seulement une façon d'être des choses. Quant au temps mathématique, nous le créons de toutes pièces. C'est une abstraction indispensable à la construction de la science. Il est commode de l'assimiler à une ligne droite dont chaque point successif représente un instant. Depuis l'époque de Galilée, cette notion s'est substituée à celle qui est fournie par l'observation directe de la nature. Les philosophes du moyen âge considéraient le temps comme l'agent qui concrétise les abstractions. Cette conception ressemblait plus à celle de Minkowski qu'à celle de Galilée. Pour eux, comme pour Minkowski, Einstein, et les physiciens modernes, le temps est, dans la nature, complètement inséparable de l'espace. En réduisant les objets à leurs qualités primaires, c'est-à-dire à ce qui se mesure, et est susceptible de traitement mathématique, Galilée les priva de leurs qualités secondaires et de leur durée. Cette simplification arbitraire a rendu possible l'essor de la physique. Mais en même temps elle nous a conduits à une conception trop schématique du monde, et en particulier du monde biologique. Nous devons réintégrer dans le domaine du réel la durée, aussi bien que les qualités secondaires des êtres inanimés et vivants.
Le concept du temps est équivalent à la façon dont nous le mesurons dans les objets de notre monde. Il apparaît alors comme la superposition des aspects différents d'une identité, une sorte de mouvement intrinsèque des choses. La terre tourne autour de son axe, et présente une surface tantôt éclairée, tantôt obscure, sans cependant se modifier. Les montagnes, sous l'influence de la neige, des pluies et de l'érosion, s'affaissent peu à peu, tout en restant elles-mêmes. Un arbre grandit sans changer son identité. L'individu humain garde sa personnalité dans le flux des processus organiques et mentaux qui constituent sa vie. Chaque être possède un mouvement intérieur, une succession d'états, un rythme, qui lui est propre. Ce mouvement est le temps intrinsèque. Il est mesurable par référence au mouvement d'un autre être. C'est ainsi que nous mesurons notre durée par le temps solaire. Comme nous sommes fixés à la surface de la terre, il nous est commode de rapporter à elle les dimensions spatiales et la durée de tout ce qui s'y trouve. Nous apprécions notre stature à l'aide du mètre, qui est approximativemént la quarante millionième partie du méridien terrestre. De même, nous évaluons notre dimension temporelle par le mouvement de la terre. Il est naturel pour les êtres humains de mesurer leur durée et de régler leur vie d'après les intervalles qui séparent le lever et le coucher du soleil. Mais la lune pourrait jouer le même rôle. En fait, pour les pêcheurs qui habitent les rivages où les marées sont très hautes, le temps lunaire est plus important que le temps solaire. Les modes de l'existence, les moments du sommeil et des repas sont déterminés par le rythme des marées. Le temps humain se place alors dans le cadre des variations quotidiennes du niveau de la mer. En somme, le temps est un caractère spécifique des choses. Il varie suivant la constitution de chacune d'elles. Les êtres humains ont pris l'habitude de référer leur temps intérieur, et celui de tous les autres, au temps marqué par les horloges. Mais notre temps est aussi distinct et indépendant de ce temps intrinsèque que notre corps est, au point de vue spatial, distinct et indépendant de la terre et du soleil.