La société moderne ignore l'individu. Elle ne tient compte que des êtres humains. Elle croit à la réalité des Universaux et nous traite comme des abstractions. C'est la confusion des concepts d'individu et d'être humain qui l'a conduite à une de ses erreurs les plus graves, à la standardisation des hommes. Si ceux-ci étaient tous identiques, il serait possible de les élever, de les faire vivre et travailler en grands troupeaux, comme des bestiaux. Mais chacun d'eux a une personnalité. Il ne peut pas être traité comme un symbole. Comme on le sait depuis longtemps, la plupart des grands hommes ont été élevés presque isolément, ou bien ils ont refusé d'entrer dans le moule de l'école. A la vérité, l'école est indispensable pour les études techniques. Elle répond aussi au besoin de- l'enfant d'être, dans une certaine mesure, en contact avec ses semblables. Mais l'éducation doit avoir une direction sans cesse attentive. Cette direction ne peut lui être dont que par les parents. Seuls ces derniers, surtout mère, ont observé depuis leur apparition les particularités physiologiques et mentales dont l'orientation constitue le but de l'éducation. La socié moderne a commis la sérieuse faute de substituer dès le plus bas âge, l'école à l'enseignement familial. Elle y a été obligée par la trahison des femmes. Celles-ci abandonnent leurs enfants au kind garten pour s'occuper de leur carrière, de leurs ambitions mondaines, de leurs plaisirs sexuels, de leurs fantaisies littéraires ou artistiques, ou simplement pour jouer au bridge, aller au cinéma, perdre leur temps dans une paresse affairée. Elles ont causé ainsi l'extinction du groupe familial, où l'enfant grandissait en compagnie d'adultes et apprenait beaucoup d'eux. Les jeunes chiens élevés dans des chenils avec des animaux du même âge sont moins développés que ceux qui courent en liberté avec leurs parents. Il en est de même des enfants perdus dans la foule des autres enfants et de ceux qui vivent avec des adultes intelligents.
L'enfant modèle facilement ses activités physiologiques, affectives et mentales sur celles de son milieu. Aussi reçoit-il peu des enfants de son âge. Quand il est réduit à n'être qu'une unité dans une école, il se développe mal. Pour progresser, l'individu demande la solitude relative et l'attention du petit groupe familial.
C'est également grâce à son ignorance de l'individu que la société moderne aatrophie les adultes.
L'homme ne supporte pas impunément le mode d'existence et le travail uniforme et stupide imposé aux ouvriers d'usine, aux employés de bureau, à ceux qui doivent assurer la production en masse. Dans l'immensité des villes modernes, il est isolé et perdu. Il est une abstraction économique, une tête du troupeau. Il perd sa qualité d'individu. Il n'a ni responsabilité, ni dignité. Au milieu de la foule émergent les riches, les politiciens puissants, les bandits de grande envergure. Les autres ne sont qu'une poussière anonyme. Au contraire, l'individu garde sa personnalité quand il fait partie d'un groupe où il est connu, d'un village, d'une petite ville, où son importance relative est plus grande, dont il peut espérer devenir, à son tour, un citoyen influent. La méconnaissance théorique de l'individualité a amené sa disparition réelle.