La tradition métaphysique* nous apprend que tout existe, par-delà l'enchaînement causal contingent, dans une sorte d'Unité* générale qui n'est point marquée par les distinctions temporelles de la manifestation grossière, Unité que l'on désigne sous le nom d'Éternel présent. À ce sujet, lorsqu'on dit que par son troisième oeil le dieu Shiva* perçoit la simultanéité de toutes les choses au sein de « l'Éternel présent », c'est-à-dire dans l'instant éternel qui inclut passé et futur*, antériorité et devenir*, on peut comprendre que Shiva voit en fait toutes les choses dans leur véritable réalité, dans leur Unité première authentique, dans le « non-temps ».
(Le Symbolisme de la Croix, ch. XXII, « Le symbole extrême-oriental du yin-yang; équivalence métaphysique de la naissance et de la mort », ch. XXIX, « Le centre et la circonférence ». Mélanges, ch. IV, « Les conditions de l'existence corporelle ».)
Dictionnaire de Réné Guénon, Jean-Marc Vivenza
***
"Vous ne contesterez certainement pas, je crois, que l’être humain peut être autre chose que ce qu’il est en tant qu’individu et que, en tant qu’il est autre chose, il n’est plus soumis aux conditions de l’existence humaine ; en particulier, il n’est plus soumis au temps, qui est une de ces conditions. Cela revient à dire qu’une réalisation se rapportant aux états extra-individuels ne peut pas être astreinte à ne se produire qu’après l’existence humaine, plutôt que pendant ou même avant (ces mots étant pris ici dans leur sens temporel ordinaire, lequel ne peut s’appliquer vraiment qu’à l’intérieur de l’existence humaine). Par conséquent, l’état humain pourra, tout aussi bien que n’importe quel autre état d’existence, être pris pour base d’une telle réalisation.
Toute la difficulté pour vous me paraît donc ne venir que de ce que vous ne vous placez pas dans ce que nous pouvons appeler le “non-temps”. Je conviens qu’il peut être quelquefois assez difficile de se débarrasser du point de vue temporel ; et pourtant je crois que vous reconnaissez vous-même qu’il le faut bien, ou que sans cela il faudrait renoncer à toute métaphysique. Le plus difficile, à mon avis, c’est de concevoir les rapports du temps et du “non-temps” ; on peut cependant y arriver (remarquez bien que je dis concevoir, et non pas imaginer).
Correspondance avec Noële Maurice-Denis Boulet, René Guénon, non publié, 1917-1923
***
D’autre part, puisque le mouvement actuel suppose le temps et sa coexistence avec l’espace, nous sommes amené à formuler la remarque suivante : un corps peut se mouvoir suivant l’une ou l’autre des trois dimensions de l’espace physique, ou suivant une direction qui est une combinaison de ces trois dimensions, car, quelle que soit en effet la direction (fixe ou variable) de son mouvement, elle peut toujours se ramener à un ensemble plus ou moins complexe de composantes dirigées suivant les trois axes de coordonnées auxquels est rapporté l’espace considéré ; mais en outre, dans tous les cas, ce corps se meut toujours et nécessairement dans le temps. Par suite, celui-ci deviendra une autre dimension de l’espace si l’on change la succession en simultanéité ; en d’autres termes, supprimer la condition temporelle revient à ajouter une dimension supplémentaire à l’espace physique, dont le nouvel espace ainsi obtenu constitue un prolongement ou une extension. Cette quatrième dimension correspond donc à l’« omniprésence » dans le domaine considéré, et c’est par cette transposition dans le « non-temps » que l’on peut concevoir la « permanente actualité » de l’Univers manifesté ; c’est aussi par là que s’expliquent (en remarquant d’ailleurs que toute modification n’est pas assimilable au mouvement, qui n’est qu’une modification extérieure d’un ordre spécial) tous les phénomènes que l’on regarde vulgairement comme miraculeux ou surnaturels, bien à tort, puisqu’ils appartiennent encore au domaine de notre individualité actuelle (dans l’une ou l’autre de ses modalités multiples, car l’individualité corporelle n’en constitue qu’une très faible partie), domaine dont la conception du « temps immobile » nous permet d’embrasser intégralement toute l’indéfinité.
Les conditions de l’existence corporelle (Part. II/II).
***
Cette réalisation de l'individualité intégrale est désignée par toutes les traditions comme la restauration de ce qu’elles appellent l’« état primordial », état qui est regardé comme celui de l'homme véritable, et qui échappe déjà à certaines des limitations caractéristiques de l'état ordinaire, notamment à celle qui est due à la condition temporelle. L'être qui a atteint cet « état primordial » n’est encore qu’un individu humain, il n’est en possession effective d'aucun état supra-individuel ; et pourtant il est dès lors affranchi du temps, la succession apparente des choses s'est transmuée pour lui en simultanéité ; il possède consciemment une faculté qui est inconnue à l'homme ordinaire et que l’on peut appeler le « sens de l'éternité ». Ceci est d'une extrême importance, car celui qui ne peut sortir du point de vue de la succession temporelle et envisager toutes choses en mode simultané est incapable de la moindre conception de l'ordre métaphysique. La première chose à faire pour qui veut parvenir véritablement à la connaissance métaphysique, c'est de se placer hors du temps, nous dirions volontiers dans le « non-temps » si une telle expression ne devait pas paraître trop singulière et inusitée. Cette conscience de l'intemporel peut d'ailleurs être atteinte d'une certaine façon, sans doute très incomplète, mais déjà réelle pourtant, bien avant que soit obtenu dans sa plénitude cet « état primordial » dont nous venons de parler.
La Métaphysique orientale, Oeuvres posthumes
***
En ce qui concerne le centre, on voit nettement ici, par le rapport inverse qui existe entre le centre véritable, qui est celui de l'être total ou de l'Univers, suivant que l'on envisage les choses au point de vue « microcosmique » ou « macrocosmique » , et le centre de l'individualité ou de son domaine particulier d'existence, on voit, disons-nous, comment, ainsi que nous l'avons déjà exposé en d'autres occasions, ce qui est le premier et le plus grand dans l'ordre de la réalité principielle devient d'une certaine façon (sans pourtant en être aucunement altéré ou modifié en soi-même) le dernier et le plus petit dans l'ordre des apparences manifestées. Il s'agit en somme, pour continuer à nous servir du symbolisme spatial, du rapport du point géométrique avec ce qu'on peut appeler analogiquement le point métaphysique : celui-ci est le véritable centre primordial, qui contient en soi toutes les possibilités, et qui est donc ce qu'il y a de plus grand ; il n'est aucunement « situé », car rien ne peut le contenir ou le limiter, et ce sont au contraire toutes choses qui se situent par rapport à lui (il va de soi que ceci encore doit être entendu symboliquement, puisqu'il ne s'agit pas uniquement en cela des seules possibilités spatiales). Quant au point géométrique, qui est situé dans l'espace, il est évidemment, et même au sens littéral, ce qu'il y a de plus petit, puisqu'il est sans dimensions, c'est-à-dire qu'il n'occupe rigoureusement aucune étendue ; mais ce « rien » spatial correspond directement au « tout » métaphysique, et ce sont là, pourrait-on dire, les deux aspects extrêmes de l'indivisibilité, envisagée respectivement dans le principe et dans la manifestation. Pour ce qui est de la considération du « premier » et du « dernier » , il suffit, à cet égard, de rappeler ce que nous avons déjà expliqué.
Cf. les textes des Upanishads que nous avons cités à diverses reprises à ce sujet, ainsi que la parabole évangélique du « grain de sénevé ». 739 précédemment, que le point le plus haut a son reflet direct au point le plus bas ; et, à ce symbolisme spatial, on peut ajouter aussi un symbolisme temporel, suivant lequel ce qui est premier dans le domaine principiel, et par conséquent dans le « non - temps », apparaît en dernier dans le développement de la manifestation
L'esprit est-il dans le corps ou le corps dans l'esprit ? Oeuvres posthumes