SERPENT.
Cet animal joue un rôle important dans la mythologie ou la tradition de la plupart des peuples anciens et modernes. Ces traditions remontent toutes à une souche unique, comme on peut s'en convaincre en parcourant les paragraphes suivants :
1° Citons d'abord nos livres saints. Dieu avait créé l'homme et la femme ; il les avait placés dans un jardin délicieux, où il devaient jouir d'une félicité parfaite, mais il voulut subordonner l'assurance de leur bonheur futur à leur obéissance, et pour cela il les soumit à une épreuve. Il avait dit à l'homme: Tu pourras manger de tous les fruits des arbres de ce jardin; quant à l'arbre de la science du bien et du mal, tu t'abstiendras de son fruit, car du jour où tu en mangeras, tu seras condamné à mourir de mort. Or le serpent, dit la sainte Ecriture, était le plus rusé de tous les animaux qu'avait faits le Seigneur Dieu. Il (lit à la femme : Pourquoi Dieu vous a-t-il défendu de manger de tous les arbres du paradis? La femme lui répondit : Nous nous nourrissons du fruit des arbres qui sont dans le paradis ; mais Dieu nous a défendu de manger du fruit de l'arbre qui est au milieu et paradis, et même d'y toucher, de peur que nous ne mourions. Le serpent dit à la femme : Point du tout, vous ne mourrez pas; car Dieu sait que le jour que vous en mangerez, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal. La femme considéra donc le fruit, elle vit qu'il paraissait bon à manger, qu'il était beau à la vue et d'un aspect appétissant ; elle en prit, en mangea, et en donna à son mari, qui en mangea pareillement. La punition ne tarda pas à atteindre les trois prévaricateurs ; Dieu commença par le serpent ; il lui dit : Parce que tu as fait cela, tu es maudit entre tous les animaux et les bêtes de la terre ; tu ramperas sur le ventre, et tu mangeras de la terre tous les jours de ta vie. Je mettrai des inimitiés entre toi et la femme, entre ta race et la sienne ; elle t'écrasera la tête, et toi, tu lui mordras le talon. Telle est l'histoire de la chute de l'homme provoquée par le serpent. Mais qu'était-ce que ce serpent? D'un côté, nous voyons que c'est un animal véritable ; la Genèse l'associe aux autres animaux de la terre ; il se reproduit comme les autres animaux, il vit dans la terre et s'en nourrit. Seulement il pouvait avoir des pieds comme on représente les anciens dragons, puisque Dieu semble l'en priver et le condamne à ramper sur le ventre ; mais eut-il eu ces membres, ce n'en était pas moins un animal. D'un autre côté, nous voyons qu'il agit avec ruse et préméditation, qu'il parle, qu'il raisonne, qu'il discute, qu'il a de hautes connaissances ; que Dieu lui par- comme à un être raisonnable, qu'il le punit comme une intelligence coupable. D'où vient cette apparence d'anomalie? L'Eglise l'explique parfaitement, en voyant dans le serpent un être terrestre, un pur animal, mu par un de ces esprits déchus et condamnés à la réprobation, qui, voulant tenter les hommes, dut nécessairement employer la langue d'un animal quelconque pour faire parvenir à leurs oreilles des sous articulés. Or cette interprétation de l'Eglise n'est pas nouvelle ; elle lui a été transmise par la synagogue, sa devancière, et elle remonte ainsi à la tradition primitive.
A propos de ces paroles de la Genèse : Et le serpent était plus rusé que toutes les bêtes des champs, nous lisons dans le Zohar, un des livres les plus anciens des Juifs : « Rabbi Isaac dit : C'est le démon tentateur. Rabbi Juda dit : C'est un véritable serpent. Quand ils vinrent devant Rabbi Siméon, il leur dit : Certes, l'une et l'autre opinion est vraie. Car c'était Sammaël qui se montrait sur un serpent ; et son spectre et le serpent, c'est Satan. Et le tout n'est que la même chose. Il a été enseigné : A cette heure-là, Sammaël descendit du ciel porté sur ce serpent. Et toutes les bêtes, voyant soit spectre, fuirent loin de lui. Et tous deux (Sammaël et le serpent) arrivèrent près de la femme avec de belles paroles, et causèrent la mort au monde entier. »: Quelques lignes plus bas, il est écrit : « Et le serpent était rusé ; c'est le démon tentateur, c'est l'ange de la mort. Et parce que le serpent est l'ange de la mort, il causa la mort à tout le monde. » Et un peu plus loin : « Le démon tentateur a plusieurs manières d'être et plusieurs degrés : serpent sinueux, Satan, ange de la mort, démon tentateur. »
Le savant M. Drach, à qui nous empruntons ces citations, nous en fournit un grand nombre d'autres fort curieuses, que l'on peut étudier dans son mémoire sur la Doctrine de la synagogue, inséré dans les Annales de philosophie chrétienne, année 1838. Nous en extrairons encore les deux passages suivants : Rabi Seba, dans son commentaire sur le Pentateuque, dit: « L'ennemi : cette expression désigne Sammaël. C'est le serpent, c'est Satan, c'est le tentateur qui a séduit Adam, et entrainé après lui tous les hommes par l'agrément de ses paroles plus coulantes que l'huile, dans les actions humaines et les voluptés. » Le Médrasch hannéélam, dit sur ces paroles : Et le serpent était rusé, etc. :« Rabi José enseigne : Ceci est le démon tentateur, ce serpent qui séduit les hommes. Et pourquoi est-il qualifié de serpent ? Parce que, de même que le serpent a une marche tortueuse et ne suit pas une voie droite, ainsi le tentateur surprend l'homme par une voie mauvaise et non par une voie droite. »
Dans le serpent biblique, nous voyons donc un être extraordinaire, qui d'abord avait été bon et glorieux, et qui était devenu méchant et ennemi de Dieu, un être en même temps spirituel et matériel, un être enfin qui était entré en communication avec la femme, et qui, par son moyen, avait introduit la mort dans le monde. De là nous le verrons devenir l'agent et le symbole de l'esprit du mal, chez plusieurs peuples. D'autres fois, il est vrai, il fut considéré comme un emblème de la vie et de la bienfaisance; mais là encore nous trouverons un souvenir biblique; car son nom oriental est haya: or ce mot signifie la vie, un être animé. Ses voies cachées, sa forme insolite relativement à celle des autres animaux, l'ignorance de ses moeurs où l'on a été pendant si longtemps, ses apparitions soudaines, ses étranges moyens de locomotion, tout aura été pour les anciens une cause de superstition et de religieuse terreur. Plusieurs fois on le vit sur les autels des dieux et sur les tombes des morts, attiré par les offrandes qui y avaient été déposées. On le regarda comme le génie du lieu, ou comme l'âme du défunt qui venait prendre sa part au sacrifice. De là à l'adoration il n'y avait qu'un pas, et ce pas fut promptement franchi.
2° Les Egyptiens employaient l'image du serpent dans presque tous les symboles de la religion et de la science ; ils le regardaient comme ayant quelque chose de sacré, de vénérable, et même comme cachant encore quelque chose de très divin, qu'il n'était pas avantageux de connaître. Aussi faisait-il partie des attributs de la plupart des dieux. Le sceptre d'Osiris était entrelacé d'un serpent ; Sérapis avait le corps entouré par les replis de cet animal. Un serpent barbu avec deux jambes humaines désignait Chnef ou Agathodémon, le bon génie. La figure de l'épervier, accompagnée d'un ou deux serpents, était l'emblème de Phré et du soleil. Deux serpents uraeus avec le disque rouge ailé, duquel sortent quelquefois des rayons de lumière, étaient le symbole de Thoth ou Hermès trismégiste. Les uraeus entraient aussi dans la coiffure de Souk ou Kronos, d'Isis, d'Ammonchnoufis, de Pooh ou Lunus, de Dlandoulis, etc. Ces serpents, qu'ils appelaient Thermoutis, étaient regardés comme sacrés, et on leur rendait de grands honneurs. Les Egyptiens disaient qu'ils étaient immortels, qu'ils discernaient le bien du mal, qu'ils se montraient amis des gens de bien et ne donnaient la mort qu'aux méchants. Près de Thèbys étaient des serpents qui ne faisaient de mal à personne, et qu'après leur mort on enterrait dans le temple. A Mételis, ville du Delta, on conservait dans une tour un serpent qui avait des ministres, des officiers et un prêtre destiné à le servir. Chaque jour on déposait dans une coupe qui était sur une table, de la farine détrempée avec du miel, qui se trouvait mangée le lendemain. On voyait encore des serpents dans les temples de Thermoutis, de l'île d'Eléphantine, de plusieurs villes de la Thébaïde, dans toute l'Ethiopie et l'Afrique.
Diodore De Sicile dit que les prêtres avaient des serpents autour de leurs bonnets, et que le diadème des rois était entouré de cet emblème. Les Egyptiens voyaient avec plaisir ces animaux vivants, les appelaient à la fin du repas comme des animaux domestiques, et leur en distribuaient les restes.
Nous voici loin du drame biblique ; cependant ce thème antique n'était pas inconnu des Egyptiens, qui l'avaient sculpté fort au long sur leurs monuments. Champollion le jeune décrit, dans ses Lettres, les scènes représentées sur les murs du temple de Ramsès V, à Thèbes, où les dieux combattent journellement le serpent Apophis, éternel ennemi du soleil. Les efforts réunis des dieux qui ont réussi à le capturer dans leurs filets, seraient cependant impuissants, si la main puissante d'Ammon ne venait à leur secours, en saisissant le monstre, qui est enfin étranglé. Nous décrivons cette scène à l'article APOPHIS. Les Egyptiens représentaient Typhon, le génie du mal, avec les doigts et les cuisses entortillés de serpents; et ils rendaient les honneurs divins à l'ibis, parce que cet oiseau faisait la guerre aux serpents.
3° Les Grecs disaient que les serpents étaient nés du sang des Titans, répandu dans la guerre que ceux-ci entreprirent contre Jupiter. Ce sang, tombé sur la terre, en fit éclore les serpents, les vipères et tous les reptiles venimeux. Quelques-uns attribuaient leur origine au sang de Python ou de Typhon. Ce serpent Python lui-même, qui infectait la terre de son venin, qui persécuta Latone, fille de Jupiter, et qui fut tué par Apollon, pourrait bien être une réminiscence du serpent génésiaque. Les serpents qui attaquèrent Hercule dans son berceau, ceux qui déchirèrent Laocoon et ses enfants, ceux qui servent de Chevelure à Méduse et aux furies, le dragon des Hespérides, nous témoignent encore que les anciens les considéraient comme les suppôts des divinités malfaisantes.
Dans la suite cependant, on parut oublier ce symbolisme, ou bien, en conséquence de ce symbolisme, on s'accoutuma à voir dans les serpents des êtres extraordinaires envoyés par les dieux ; on leur attribua une vertu prophétique, par les raisons exposées ci-dessus. On observa attentivement la sortie, la rentrée, les replis, les allées et venues de ces animaux, comme autant de signes de la volonté divine. On en vint jusqu'à en nourrir exprès pour cet emploi, et, en les rendant familiers ; on était à portée des prophètes et des prédictions. Les Athéniens en conservaient toujours un vivant, comme le protecteur de la ville. On les regardait comme des génies visibles, dont on pouvait tirer d' importants secours ; la manière de les consulter avait été réduite en art, et les prêtres et les devins qui rendaient leurs oracles d'après l'inspection ou les mouvements du serpent, n'étaient pas les moins considérés. ( Voy. OPHIOMANCIE.)
Bien qu'Apollon eût été le destructeur du serpent Python, ces animaux ne lui en étaient pas moins consacrés. Bien plus, ils jouent un rôle dans la triple attribution de dieu du jour, des oracles et de la médecine. En effet, le serpent est, selon Macrobe, un symbole ordinaire du soleil ; il est très commun sur les monuments ; sur quelques-uns, il se mord la queue, faisant un cercle de son corps, ce qui exprime soit la figure, soit le cours du soleil. Dans les figures gréco-romaines de Mithras, il est représenté quelquefois enroulé autour de ce dieu, emblème du cours annuel du soleil dans l'écliptique, révolution qui se fait en ellipse ou en spirale.
- La figure du serpent, placée au-dessus d'un trépied, symbolisait l'oracle de Delphes, qui, dans les premiers temps, fut, dit-on, rendu par un serpent.
- Enfin, cet animal est devenu l'emblème de la médecine ; et jusqu'à présent on lui a laissé cet emploi. Pline en donne plusieurs raisons. C'est, dit-il, parce que le serpent entre dans la composition de plusieurs remèdes ; ou parce qu'il marque la vigilance nécessaire à un médecin; ou peut-être enfin, parce que, de même que le serpent se renouvelle en changeant de peau, de même aussi l'homme se renouvelle par la médecine, qui lui donne comme un corps nouveau par la vertu des remèdes.
Dans les temps les plus reculés, Apollon paraît avoir eu le monopole de la médecine; mais par la suite il le partagea avec Esculape; celui-ci même parvint à en avoir la spécialité et le serpent devint dès lors son attribut; bien plus il fut considéré comme la personnification de ce dieu. Esculape, en effet, fut adoré à Epidaure sous la figure d'un serpent vivant; pour la même raison, il devint un attribut d'Hygie, déesse de la santé. Pausanias nous dit que, quoique les serpents soient consacrés à Esculape, cette prérogative appartient surtout à une espèce particulière, dont la couleur tire sur le jaune, et qui sont inoffensifs. L'Epidaurie est le seul pays où il se trouve. Le serpent, qui fut transporté à Rome, en qualité de dieu de la médecine, était de cette espèce. C'était peut-être aussi la même espèce qui fournissait ceux dont les bacchantes entouraient leurs thyrses ou paniers mystiques des orgies, ce qui ne laissait pas d'inspirer de l'horreur ou de la crainte aux spectateurs.
4° Les Romains avaient des serpents la même idée à peu près que les Grecs. Près de Lavinium était un bois sacré, où l'on en nourrissait. Des jeunes filles étaient chargées de leur faire des gâteaux de farine et de miel, et de les leur porter. S'il arrivait que ces serpents mangeassent avec peu d'appétit ce qui leur était présenté, ou que l'un d'eux parût languissant et malade après l'avoir pris, on en tirait un augure fâcheux pour la vertu de celle qui avait préparé le mets. Les Romains firent venir d'Epidaure un serpent vivant qu'ils prirent pour Esculape, et auquel ils donnèrent place dans leur Panthéon. Voy. à l'article ESCULAPE les événements merveilleux qui accompagnèrent son arrivée à Rome.
5° Le culte des serpents était autrefois en vogue dans la Lithuanie, l'Estonie, la Livonie, la Prusse, la Courlande et la Samogitie. On leur préparait un repas, et des enchanteurs les invitaient à venir faire honneur au festin. Si les serpents sortaient de leurs retraites, et venaient manger les mets qui leur étaient offerts, la joie était universelle, et chacun ne se promettait que du bonheur ; mais si ces animaux se montraient rebelles à tous les charmes et à toutes les prières, s'obstinant à ne se point montrer, c'était un présage très fâcheux. Les paysans de la Lithuanie, de la Samogitie et de la Livonie conservent encore quelques traces de cette superstition. Les Russes n'en ont pas été exempts. Oléarius rapporte que, voyageant avec quelques Russes, ses compagnons de voyage, à l'aspect de deux couleuvres rouges, témoignèrent une grande joie, disant que c'était un heureux présage que leur envoyait saint Nicolas. Les paysans des environs de Wilna, en Lithuanie, rendaient encore, dans le XVIè siècle, une espèce de culte religieux aux serpents. Hartknoch, écrivain allemand, dit que les paysans lithuaniens avaient coutume de nourrir dans leurs maisons des serpents desquels ils faisaient dépendre la prospérité de leur famille. Les paysans de Livonie regardent ces reptiles comme les dieux tutélaires de leurs troupeaux, et leur présentent du lait en manière d'offrande.
6° Dans la mythologie scandinave, le grand serpent Midgard, qui enveloppe toute la terre de ses replis, est fils de Loke, le génie du mal, l'artisan des tromperies, et de la géante Angerbode, messagère des malheurs. Ce serpent, frère de la Mort, et, comme son père, éternel ennemi des dieux, fui grièvement blessé par le dieu Thor, qui le précipita dans la mer. Mais à la fin des temps il se roulera dans l'Océan pour en sortir ; ses mouvements seront si violents que les vagues s'élanceront sur la terre et y causeront un déluge ; il ira chercher Thor, son ancien adversaire, et s'élancera sur lui: le dieu, après des efforts inouïs, parviendra à le terrasser une seconde fois ; mais, en même temps, il reculera de neuf pas et tombera mort, étouffé par les flots de venin que le monstre expirant vomira contre lui.
7° Les traditions des Perses sont presque en tout conformes à la Bible. Ormuzd, principe de tous les êtres, créa le monde en six temps. Il fit d'abord le ciel, puis l'eau, la terre, les arbres, les animaux ; l'homme et la femme furent les derniers ouvrages de la création. Placés dans un jardin, tous deux étaient destinés à être heureux, mais tous deux se laissèrent séduire par Ahrimane, le grand serpent, le rusé, le Menteur, et ils devinrent malheureux par leur désobéissance. La mort fût donc introduite dans le monde par Ahrimane, à cause du péché du premier homme ; mais la mort elle-même doit être vaincue par Ormuzd, verbe de bonté, image resplendissante de l'infini. A la fin des temps, Ahrimane sera précipité dans l'abîme éternel.
8° L'Inde est sans contredit le pays du monde où le culte et la théologie du serpent sont le plus largement organisés. Peut-être même est-ce dans cette contrée que ce culte singulier a pris naissance. Les anciens habitants du Kachmir portaient même le nom de Nagas ou serpents, et plusieurs fois ils ont été confondus avec l'objet de leur vénération. Pour aborder cette affreuse théogonie, nous consignerons ici le judicieux exposé de M. Troyer, dans son Radjataran-gini ; les réflexions qu'elle lui suggère sont applicables au culte du serpent dans les autres contrées.
« On connaît, dit-il, une superstition très répandue dans l'ancien monde, sous le nom de religion des Ophites (ou des Nagas), dont les sectaires rendaient un culte aux serpents. Pour expliquer comment des reptiles pouvaient être adorés par des êtres doués de la faculté de raisonner, on a dit que l'imagination des hommes, encore inculte, avait pu être frappée en observant ce que ces animaux ont de mystérieux dans leur propre nature, dans leur vie, dans leurs mouvements, et même dans leur demeure. De l'étonnement il n'y a pas loin à la vénération; celle-ci n'a besoin que de se manifester par quelques signes extérieurs, au milieu d'une réunion d'hommes, pour se développer progressivement jusqu'à devenir un culte, qui ornera dans la suite un système de croyance nationale. C'est alors que le théologue philosophe retravaille toute l'ancienne matière de la superstition populaire, en tâchant de la justifier en quelque sorte aux yeux de la raison; le serpent n'est plus un reptile qui étonne, c'est le type sublime d'un Principe universel de la nature, qui excite à la méditation ; c'est le symbole de la vie ; son nom est alors dérivé des racines qui ont la signification de produire. Le serpent est rapporté assez fantastiquement au soleil, aux chevaux du char solaire, et à plusieurs divinités auxquelles il sert de couche, d'ornement, de compagnon. Quoi qu'il en soit de ces explications et de quelques autres qu'on a données, l'homme, ayant atteint ce degré de civilisation, où il devient son historien philosophe à lui-même, ne peut plus se rendre compte, ni de sa manière de sentir et de penser dans un état primitif qu'il a laissé si loin derrière lui, ni de toute la variété des formes par lesquelles il a passé pour devenir ce qu'il est.
« Quoique les serpents aient pu être primitivement adorés comme divinités, il est probable que, dans les temps postérieurs, qu'une lueur d'histoire éclaire, les formes de serpents furent seulement des symboles sacrés, sous lesquels se présentait l'idée de l'éternité ou du temps qui, à l'instar de ces reptiles, se replie sur lui-même. La vénération du symbole fut alors rapportée au reptile même qui en avait fourni la forme. Ainsi, dit-on, les Egyptiens rendirent un culte aux animaux réels dont ils avaient appris à vénérer les formes, soit dans d'anciens symboles, soit dans la sphère céleste de leurs astronomes. C'est ainsi, je crois, que les Indiens, depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours, vénèrent les serpents. Nous trouvons dans le IIIè livre du Radjatarangini, qu'on érigea des Karkotésas (seigneurs de serpents). Abulfazil dit : On trouve, en sept cents endroits, des figures de serpents que les Kachmiriens adorent.
« Il nous est facile de concevoir comment les peuples qui vénéraient les serpents, qui plaçaient la forme de ces reptiles sur les autels, et la portaient sur leurs drapeaux, pouvaient eux-mêmes, par une métaphore bien naturelle, être appelés Nagas ou serpents.
« Le symbole sacré du serpent se transforma en un mythe qui empruntait ses traits à la fois à la nature du reptile et au caractère des hommes qui portaient son nom; ceci donna lieu à une mythologie très étendue, et à une variété de Iégendes, dans lesquelles la physique, l'allégorie et l'histoire se confondirent d'une manière bizarre.
« Dans les instituts de Manou, les Nagas sont mentionnés comme ayant été créés par les Maharchis (saints éminents), et par les Pradjapatis (seigneurs de créatures), avec les Yachkas, les Rakchasas, le Pisàtchas (vampires), les Gandharvas, les Apsaras, les Sarpas (serpents d'un ordre inférieur), les Souparnas (oiseaux), et les différentes tribus de Pitris (ancêtres divins). Deux livres du Mahabharata traitent de l'origine de ces êtres mythologiques, qui figurent aussi dans beaucoup d'autres endroits de ce grand poème. »
M. Troyer donne ensuite quelques extraits du Harivansa, que nous reproduisons ici : « Sourasa et Kadrou, filles de Dakcha, et épouses de Kasyapa, enfantèrent, chacune mille serpents puissants et courageux, ornés de têtes innombrables. Parmi les nombreux enfants de la dernière, Sécha, Vasouki et Takchaka occupent le premier rang. Sàdhya, autre fille de Dakcha, et qui est dite épouse de Dharma et de Manou, donna le jour aux Sâdhyas, parmi lesquels est nommé Naga.
« Des filles de Dakcha, épouses de Kasyapa, naquirent en général, dit-on, tous les êtres, quelles que soient leurs formes et leurs descriptions. Ou ne peut reconnaître dans cette tradition qu'une cosmogonie personnifiée, où les Nagas, les serpents dont il s'agit ici, occupent une place considérable ; ceux-ci semblent être les types de l'antique notion selon laquelle la vie s'est élevée du profond abîme des mers. Dans le fond de la terre, appelée Rasatala, est le monde des serpents, au milieu duquel apparaît l'être mystérieux, l'essence de l'univers, le dieu serpent à mille têtes, dont le siège est formé des cous de serpents, qui sont une partie de son propre corps; ce maître, qui a pour symbole un palmier d'or, et dont la main tient un soc, ce souverain de la mer universelle a pour nom Ananta, l'infini, ou Sécha, ce qui reste à jamais; il porte la terre, et c'est sur son dos que repose Vichnou, le dieu conservateur... Il reçoit les hommes des chefs des serpents, et il est servi par d'autres serpents qui éventent leur souverain, siégeant sur son lit de justice, et l'arrosent avec des vases d'or, vases divins au-dessus desquels s'élève un lotus.
Quoique certaines classes de dieux serpents habitent toujours les régions infernales, d'autres siègent dans les cieux, où ils font partie du cortège des dieux, et c'est à leur suite qu'ils paraissent quelquefois sur la terre. » Voy. NAGA
Les serpents sont donc, chez les Hindous, tantôt des dieux brillants et lumineux, qui habitent le firmament, tantôt des êtres perfides et mauvais, qui résident dans les abîmes profonds du Patala ; en cela encore nous retrouvons quelques restes des traditions primitive ; et si, d'un côté les Indiens les honorent et leur offrent des sacrifices, d'un autre côté ils n'en rendent pas moins un culte spécial à l'oiseau Garouda, élevé au rang d'une divinité, en reconnaissance de ce qu'il fait à ces mêmes serpents une guerre acharnée.
Le culte des serpents est encore à présent en pleine vigueur dans l'Hindoustan ; et celui qui est le plus honoré est le serpent capel, le plus terrible sans contredit, puisque sa piqûre cause presque subitement la mort. Les dévots vont à la recherche des trous que ces animaux ont choisis pour retraite, et qui se trouvent le plus souvent dans les monceaux de terre élevés par les fourmis blanches. Lorsqu'ils en ont découvert quelqu'un, ils ont soin d'aller de temps en temps déposer à l'entrée, du lait, des bananes et autres aliments qu'ils savent être du goût de ces dangereux reptiles. S'il vient à s'en introduire un dans une maison, ils se gardent bien de chasser cet hôte incommode ; il y est au contraire copieusement nourri, et chaque jour on lui offre des sacrifices. On voit des Hindous entretenir et choyer ainsi chez eux, depuis nombre d'années, de gros serpents capels. Dût-il en coûter la vie à toute la famille, aucun de ses membres ne serait assez téméraire pour porter une main sacrilège sur ces vénérables commensaux.
Des temples ont été aussi érigés en leur honneur. On en voit un très renommé à l'est du Maisour, dans un lieu appelé Soubrahmanya, qui est un des noms du grand serpent. Tous les ans au mois de décembre, on célèbre dans ce temple une fête solennelle. D'innombrables dévots accourent de fort loin pour offrir aux serpents des adorations et des sacrifices dans ce lieu privilégié. Une multitude de ces reptiles out établi leur domicile dans l'intérieur du temple, où ils sont entretenus et bien nourris par les brahmanes qui le desservent. La protection spéciale dont ils jouissent leur a permis de se multiplier au point qu'on en voit sortir de tous côtés dans le voisinage. Beaucoup de personnes pieuses s'empressent de leur apporter de la nourriture. Malheur à qui aurait l'audace de tuer une de ces divinités rampantes ! il se ferait là une fort méchante affaire. Des soldats de Pondichéry ayant tué, dans leur corps-de-garde, un serpent capel, les Malabars accoururent aussitôt, se lamentent en jetant de grands cris ; après l'avoir enlevé avec beaucoup de respect et avoir même ramassé la terre sur laquelle il avait été tué, ils allèrent l'enterrer hors de la ville. Les habitants du Malabar immolent un coq en sacrifice à l'orifice du trou où ce dangereux reptile s'est retiré. Les femmes de même contrée portent des pendants d'oreilles en or, qui ont la forme de la tête de cette espèce de serpents.
On raconte à ce sujet la légende suivante : Rouvoumi, femme du brahmane Youdagan, fut mordue par un serpent capel, et en mourut. Youdagan fit des conjurations, contraignit le dieu rampant de comparaître devant lui, et lui demanda pour quel motif il avait donné la mort à sa femme. Celui-ci répondit que s'il avait mordu Rouvoumi, ce n'avait point été de sa propre volonté, mais qu'il l'avait fait parce que Brahma avait écrit dans la tête de cette femme qu'elle devait, ce jour-là, mourir de là morsure d'un Nagampambou (serpent capel). « C'est faux, répliqua le brahmane ; suivez-moi à cette heure même devant Brahma, je veux connaître la vérité. » Aussitôt qu'ils furent arrivés devant Brahma, ce dieu fit venir Tchitragoupta, secrétaire de Yama, dieu de la mort, pour examiner sur ses registres la destinée de cette femme ; il se trouva qu'elle devait mourir de la morsure d'un Nagampambou. Brahmâ donna gain de cause au serpent, le félicita de l'exactitude qu'il avait montrée à exécuter ses ordres, et pour l'en récompenser, ordonna que toutes les femmes eussent une grande vénération pour le Nagampambou ; puis il déclara que celles qui porteraient la forme de sa tête en pendants d'oreilles, seraient préservées de tout mal, et acquerraient de grandes indulgences pour la rémission de leurs péchés.
9° Les Nagas ou serpents font aussi partie de la cosmogonie bouddhique ; ils forment une des huit classes d'êtres supérieurs aux hommes, qui habitent la sixième région du mont Soumérou. Ils résident avec Viroupakcha, leur chef, sur le fleuve occidental de cette montagne. Dans les livres qui ont cours parmi les Bouddhistes de l'Asie centrale, Sakia-Mouni, peu de temps avant sa mort, prêcha à une foule immense d'hommes et de dieux, parmi les noms desquels se trouvent ceux de huit Naga-Radjas (rois des serpents).
Chez les Chinois, on trouve des dragons nommés par leur titres, et leurs rois sont désignés comme protecteurs de la loi de Bouddha. L'un des 177 rois des dragons de la mer est appelé So-kie-lo (Sagara) ; il dirige dans le ciel les pluies, de telle sorte qu'elles soient profitables à tous ; il suit constamment les assemblées de Bouddha; il défend la loi et protège les peuples. Il habite un palais qui offre la même magnificence que ceux des cieux.
Les habitants de l'île de Ceylan ne sont pas moins superstitieux que les Hindous dans le culte qu'ils rendent au terrible serpent capel, et ils évitent avec le plus grand soin de lui nuire.
10° Les anciens Chinois ont conservé presque dans toute sa pureté l'antique tradition. L'Y-king dit expressément :« Le Dragon volant, superbe et révolté, souffre maintenant de son orgueil » et ailleurs : « L'orgueil l'a aveuglé ; il a voulu monter dans le ciel, et il a été précipité sur la terre. Il s'est méconnu lui-même, dit la glose, et il est devenu aveugle ; au commencement il était placé dans un lieu très-élevé, mais il ne se connut plus, il se nuisit à lui-même, et il perdit la vie éternelle. »
11° Dans le royaume de Juidah ou Widah en Afrique, le principal culte est celui du serpent. L'espèce, qui est l'objet de la vénération publique, est tout à fait inoffensive, et nullement à craindre ; bien plus, elle rend d'éminents services à la contrée, en la purgeant des serpents venimeux, qui sont très nombreux. Le serpent fétiche a la tête grosse et ronde, les yeux beaux et fort ouverts, la langue courte et pointue comme un dard, le mouvement d'une grande lenteur, excepté lorsqu'il s'attaque à un serpent venimeux; sa longueur ne dépasse jamais sept pieds et demi, et il est de la grosseur du bras ou un peu plus. Ces serpents jouissent de la protection de tous les nègres, et malheur à quiconque, blanc ou noir, se permettrait de les tuer ou seulement de les maltraiter ! Lorsque les Anglais commencèrent à s'établir dans le pays, un capitaine de leur nation ayant débarqué ses marchandises sur le rivage, ses gens trouvèrent la nuit, dans le magasin, un serpent fétiche, qu'ils tuèrent innocemment et qu'ils jetèrent devant la porte, sans se défier des conséquences.
Le lendemain, quelques nègres qui reconnurent le sacrilège, et qui en apprirent les auteurs, par la confession même des Anglais, ne tardèrent point à répandre cette funeste nouvelle dans la nation. Tous les habitants du canton s'assemblèrent; ils fondirent sur le comptoir naissant, massacrèrent les Anglais jusqu'au dernier, et détruisirent par le feu l'édifice et les marchandises. Cette barbarie éloigna pendant quelque temps les Anglais de la côte. Dans l'intervalle, les nègres prirent l'habitude de montrer aux Européens qui arrivaient dans leur pays quelques-uns de leurs serpents fétiches, et les suppliaient de les respecter, parce qu'ils étaient sacrés. Les Européens dès lors ménagèrent sagement la superstition des indigènes. Mais un blanc, qui tuerait aujourd'hui un serpent fétiche, n'échapperait à la vindicte populaire qu'en s'adressant au roi et en lui protestant qu'il l'a fait sans dessein ; il en serait quitte pour une forte amende, avec ordre de quitter la côte le plus promptement possible ; autrement il courrait risque de perdre la vie, lui et tous ceux de sa nation.
Bien que tous les serpents de cette espèce aient part à la vénération des nègres, il en est un qui est l'objet d'un culte spécial et particulier. Les indigènes prétendent qu'il est chez eux depuis un grand nombre d'années, et qu'il quitta, pour se rendre au milieu d'eux, un autre peuple qui faisait aussi profession de l'adorer, mais qui s'était rendu, par sa méchanceté et ses crimes, indigne de sa protection. Voici comme ce fait est rapporté par Des Marchais : L'armée de Jui-dah étant prête à livrer bataille à celle d'Ardra, il sortit des rangs de celle-ci un gros serpent qui vint se réfugier dans l'autre. Non seulement sa forme n'avait rien d'effrayant, mais il parut si doux et si privé, que tout le monde fut porté à le caresser. Le grand sacrificateur le prit dans ses bras, et l'éleva pour le faire voir à toute l'armée. La vue de ce prodige fit tomber tous les nègres à genoux. Ils adorèrent leur nouvelle divinité, et fondant sur leurs ennemis avec un redoublement de courage, ils remportèrent une victoire complète. Toute la nation ne manqua point d'attribuer un succès si mémorable à la vertu du serpent. II fut rapporté avec toutes sortes d'honneurs. On lui bâtit un temple, on assigna des fonds pour sa subsistance, et bientôt ce nouveau fétiche prit l'ascendant sur toutes les anciennes divinités. Son culte ne fit qu'augmenter successivement, à proportion des faveurs dont on se crut redevable à sa protection. Les trois anciens fétiches avaient leur département séparé. On s'adressait à la mer pour obtenir une heureuse pêche, aux arbres pour la santé, et à l'Agoyé pour les conseils ; mais le serpent préside au commerce, à la guerre, à l'agriculture, aux maladies, à la stérilité, etc. Le premier édifice qu'on avait bâti pour le recevoir parut bientôt trop petit. On prit le parti de lui élever un nouveau temple, avec de grandes cours et des appartements spacieux. On établit un grand pontife et des prêtres pour le servir; tous les ans on choisit quelques belles filles qui lui sont consacrées. Ce qu'il y a de plus remarquable, c'est que les nègres de Juidah sont persuadés que le serpent qu'ils adorent aujourd'hui est le même qui fut apporté par leurs ancêtres, et qui leur fit gagner une glorieuse victoire. La postérité de ce noble animal est devenue fort nombreuse et n'a pas dégénéré des qualités de son premier père. Quoiqu'elle soit moins honorée que son chef, il n'y a pas de nègre qui ne se croie fort heureux de rencontrer des serpents de cette espèce, et qui ne les loge et les nourrisse avec joie. Ils les traitent avec du lait. Si c'est une femelle, et qu'ils s'aperçoivent qu'elle soit pleine, ils lui construisent un nid pour déposer ses petits, et prennent soin de les élever jusqu'à ce qu'ils soient en état de chercher leur nourriture.
Rien n'approche du respect des nègres pour les serpents. Si la pluie vient à manquer dans la saison des semences, ou le beau temps dans celle de la moisson, personne n'ose sortir après la fin du jour, parce qu'on suppose le serpent irrité, et que sa colère passe pour être plus redoutable dans les ténèbres. Lorsqu'on veut écarter les nègres incommodes, il suffit de parler mal du serpent : ils se bouchent les oreilles et se dirigent aussitôt vers la porte. S'il arrive qu'un serpent soit consumé dans l'incendie de quelque maison, tous les nègres qui apprennent ce malheur donnent de l'argent aux prêtres, pour les réconcilier avec le fétiche, dont ils attribuent le malheur à leur propre négligence. Ils sont persuadés d'ailleurs qu'il doit bientôt revenir, et qu'il ne manquera pas de venger sa mort sur ceux qui en ont été l'occasion. Dans toutes les parties du royaume, il y a des loges pour l'habitation et l'entretien des serpents ; personne ne passe auprès sans s'y arrêter pour leur rendre un culte et leur demander leurs ordres. Chacune de ces loges a sa prêtresse, vieille femme entretenue des provisions qu'on offre aux serpents, et qui répond à voix basse aux questions des adorateurs. Elle conseille aux uns de s'abstenir, en certains jours, de manger de la volaille, du boeuf ou du mouton; aux autres de ne boire ni bière ni vin de palmier. Ces avis sont observés religieusement et avec une crainte continuelle de s'exposer à la vengeance du serpent par la moindre négligence.
Mais la principale loge, ou le temple, est située à deux mille de la ville de Sabi ou Xavier, sous un grand et bel arbre. C'est dans ce sanctuaire que fait sa résidence le chef des serpents, qui doit être fort vieux. Les nègres assurent qu'il est de la grosseur d'un homme, et d'une longueur incroyable. Les habitants de Juidah l'invoquent dans les pluies et dans les sécheresses excessives, pour la fertilité des terres et l'heureux succès de leurs moissons ; dans les affaires qui concernent le bien public et le gouvernement; dans les maladies de leurs bestiaux, ou pour obtenir qu'ils en soient préservés ; enfin, dans toutes les nécessités et les peines qui leur paraissent surpasser le pouvoir de leurs fétiches ordinaires. Avec une si haute opinion du sien, il n'est pas surprenant qu'ils lui fassent des offrandes considérables. Le roi surtout, à la sollicitation des prêtres et des grands, lui envoie de riches présents, dont les prêtres profitent. C'est ordinairement des marchandises précieuses, des barils de bouges, des étoffes de coton et de soie, de l'eau-de-vie, de la poudre, des denrées européennes, des bestiaux, des vivres, des liqueurs. Ces offrandes dépendent du caprice du grand sacrificateur, qui les exige fréquemment au nom du serpent, sous peine de voir les champs frappés de stérilité. On comprend que la très- majeure partie tourne au profit du grand prêtre ; car le serpent se contente d'une pièce de volaille, ou d'un mouton qui doit lui servir à plusieurs repas. Quelquefois le grand prêtre exige le sacrifice de quelques hommes ou de quelques femmes. Ce pontife a une si grande autorité, qu'elle balance assez souvent le pouvoir royal, parce que, dans l'opinion où l'on est qu'il converse familièrement avec le grand fétiche, tous les nègres le croient capable de leur causer beaucoup de bien et beaucoup de mal. Lui seul peut entrer dans l'appartement secret du serpent ; le roi lui-même ne voit cette idole redoutée qu'une fois dans le cours de son règne, lorsqu'il lui présente les offrandes, trois mois après son couronnement. Le suprême sacerdoce est héréditaire dans la même famille, et tous les prêtres sont reconnaissables à des stigmates qu'on leur imprime sur le corps dès leur première jeunesse.
Le grand serpent a aussi ses prêtresses : ce sont de jeunes filles préparées à cette haute dignité par une longue et douloureuse initiation, que nous avons décrite à l'article INITIATION DE WIDAH. Lorsque le temps de leur épreuve est fini, et qu'elles ont atteint l'âge de 14 ou 15 ans, on célèbre la cérémonie de leurs noces avec le serpent. Les parents, fiers d'une si belle alliance, leur donnent les pagnes les plus beaux et la parure la plus riche qu'ils puissent se procurer. On les mène au temple ; dès la nuit suivante, on les fait descendre dans un caveau bien voûté, où l'on dit qu'elles trouvent deux ou trois serpents qui les épousent par commission. Pendant que le mystère s'accomplit, leurs compagnes et les autres prêtresses dansent et chantent au son des instruments, mais trop loin du caveau pour entendre ce qui s'y passe. Le lecteur concevra sans peine que le fruit de ces mariages divins, quand il y en a, sont toujours de l'espèce humaine. Une heure après, elles sont rappelées, sous le nom de femme du grand serpent, qu'elles continuent de porter toute leur vie. Le jour suivant on les reconduit dans leurs familles, et dès ce jour, elles participent à toutes les offrandes qui sont présentées au serpent leur époux. Si quelque nègre veut les épouser, il le peut faire, mais à la condition de les respecter comme le serpent même dont elles portent l'empreinte. Il est obligé de ne leur parler qu'à genoux, de leur accorder tout ce qu'elles désirent, et de se soumettre constamment à leur autorité. Celles qui ne trouvent pas l'occasion de se marier vendent leurs faveurs au public.
Les plus grandes fêtes que l'on célèbre en l'honneur du serpent sont deux processions solennelles qui suivent le couronnement du roi. C'est la mère de ce prince qui préside à la première, et, trois mois après, il conduit lui-même la seconde. Chaque année il y en a une autre sous la direction du grand maître de la maison du roi. Ces processions sont très solennelles et attirent un concours immense de peuple de tous les pays environnants. Leur but est de porter en grande pompe les présents offerts par le roi, qui consistent en eau-de-vie, toile, calicot, étoffes de soie et autres objets. A l'exception des événements extraordinaires, tels que les pluies et les sécheresses excessives, une peste, une famine, ou d'autres calamités publiques, le serpent se contente du culte journalier de ses prêtres, qui consiste en chants et en danses, dont ils accompagnent les offrandes et les présents du peuple. Tel est, ou plutôt tel était le culte que les nègres de Juidah rendaient au serpent dans le siècle dernier, car, depuis assez longtemps déjà, cet état est bien déchu de sa puissance.
12° Enfin, nous trouvons dans les peintures des Mexicains la représentation d'un serpent mis en rapport avec la mère du genre humain. M. de Humboldt établit lui-même le rapport qui existe entre la légende mexicaine et les traditions bibliques. Voy. CIHUACOHUATL.