La constitution d'un capital vrai demande du temps, et même — comme la fusion du morceau de sucre dont parle Bergson — de la durée. De la durée, c'est-à-dire un facteur qui échappe à la pensée trop purement théorique de l'utopiste, qui prétend se mouvoir dans le temps comme un esprit pur, et qui, par suite, en laisse justement échapper l'essence.
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Utopie et synthèse totale
— C'est en suivant leurs tendances synthétistes jusqu'au bout, qu'un bon nombre d'utopistes ne se tiennent pas d'unifier même les lois sociales et les lois cosmiques et d'appuyer majestueusement l'ordre social sur l'ordre de l'univers physique. Les utopistes rejoignent Confucius et les primitifs dans leur croyance en une participation magique de l'ordre social et de l'ordre cosmique. Fourier se proclame le Newton du monde moral. Il édifie d'ailleurs toute une cosmologie; son harmonie sociale est destinée à entraîner l'harmonie du système solaire, la régulation des climats, et l'harmonie des faunes et des flores. Brissot de Warville « déduit » sa définition de la propriété des caractères que présentent la matière et le mouvement. Saint-Simon propose une philosophie de la gravitation « destinée à remplacer par des idées plus claires et plus précises tous les principes que la théologie enseigne », et il veut ouvrir à l'intelligence humaine « la carrière physico-politique (1) ». La même tendance est encore très apparente chez Wells, Haldane et Stapledon. Stapledon admet, très curieusement, sans donner, même en faux-semblant, la moindre explication (ce qui est d'autant plus intéressant pour la psychanalyse de l'esprit utopique), que la haute tension spirituelle d'une civilisation produit un effet sur la gravitation de la planète porteuse de cette civilisation.
La tendance est particulièrement marquée chez le plus grand des utopistes, chez Platon. La République est un macrocosme qui correspond au microcosme de l'individu, et qui suppose aussi, d'autre part, une vision totale du monde. Comme le dit M. Bréhier (2) « c'est seulement par abstraction que l'on peut séparer la politique de Platon de sa philosophie... Il n'est pas plus légitime de séparer la philosophie de la politique chez Platon que chez un Auguste Comte ». Le mythe du d'autre part, illustre la dépendance de l'art politique et du cycle cosmique. Enfin, la description de l' Atlantide encadre curieusement, dans le suivi du l'exposition de la cosmologie platonicienne : Timée « est le premier à parler, et il commence par la formation de l'univers pour finir par la nature de l'homme. Critias prend la suite ». C'est peut-être aussi en vertu de cette foi utopiste dans la synthèse totale que beaucoup de savants physiciens se croient des compétences en politique, sans avoir pris la peine d'étudier spécialement l'économie et la sociologie. Puisque la science est une, semblent-ils croire, le fait d'avoir étudié la structure de l'atome doit qualifier pour traiter de la structure de la société.
Le meilleur des mondes
C'est une des absurdités des utopies d'adapter parfaitement l'homme aux institutions et non les institutions à l'homme. Cette absurdité, elle aussi, tend à passer dans la réalité contemporaine : la surproduction industrielle, par exemple, fait naître la propagande pour la consommation : il faut alimenter l'industrie plutôt que les hommes. Dans le cette absurdité est poussée à l'extrême, et non pas seulement pour la consommation et la production. La stabilité générale des institutions est le but, la « stabilité » des hommes est le moyen. Et pour que les hommes soient « stables », il faut qu'il n'y ait aucun intervalle entre le désir et sa satisfaction. Au fond de toute construction utopique, on décèle un pédantisme monstrueux : l'art veut en remontrer à la nature. Dans le l'art humain en remontre à la nature humaine. La nature et la vie sont devenues des choses honteuses, dont on rougit. L'esprit pur, il est vrai, a toujours eu tendance à avoir honte de la vie : la pudeur n'est rien d'autre. Mais la pudeur est un sentiment moral, quand l'esprit représente des valeurs supérieures à la valeur vitale. Quand l'esprit, au contraire, ne représente plus que la volonté maniaque de continuer le système, il n'y a plus moralité, mais pédantisme éperdu. Il est curieux que les Utopiens de Huxley ne soient pas les seuls Utopiens à rougir des mots de « père » et de « mère ». Déjà les Mathusalems de Bernard Shaw, en l'an 3000, consi- dèrent comme indécent d'entendre mentionner leurs parents. Le triomphe utopique de l'Esprit (quelle que soit sa forme) sur la Vie aboutit à des résultats bien curieux.
La Contre-utopie de Huxley est d'une technique littéraire excellente. Au lieu des plates descriptions habituelles fournies par un visiteur, même accompagné d'un cicerone indigène, nous avons ici, du dedans, la vie et les réactions des hommes en l'an 632 A. F. L'intention première de Huxley est évidemment la satire de notre époque. Les allusions sont transparentes, et l'effet comique parfaitement réussi. C'est aujourd'hui déjà que se confondent et s'embrouillent la fin et les moyens, que règnent l'ignorance barbouillée de mots savants, les slogans, la propagande, et que l'on fabriquerait volontiers les consommateurs pour les produits, en cas de crise économique, et les hommes pour les institutions. Mais il s'agit de notre époque en tant qu'elle est utopienne et qu'elle aspire à l'utopie, comme le prouve la citation de Berdiaeff que Huxley met en épigraphe de son livre : « Les utopies sont réalisables, comment éviter leur réalisation définitive? »
Le survol du temps, la télépathie de l'avenir au passé est peut-être absurde, mais l'idée en est dans l'air aujourd'hui, surtout depuis An experiment with time et The serial universe de J. W. Dunn, et elle a été utilisée par d'autres utopistes, par exemple H. P. Lovecraft, dans The shadow out of time
Ce jeu avec le temps a tout au moins l'avantage de boucler la boucle, de donner l'impression qu'il peut y avoir dans la nature du temps, que ce qui nous en est révélé aujourd'hui, et qu'une sorte d'éternité religieuse enveloppe la succession des efforts humains. S'il y a une finalité cosmique, il faut bien que Dieu ou le démiurge accommode le passé — ce qui est pour nous le passé — à l'avenir. Donner aux Derniers hommes pouvoir sur leur propre passé, sur les Premiers hommes, c'est donc les rapprocher de Dieu, c'est donner une expression concrète à ce superfinalisme qui réapparaît sur les ruines du messianisme étroit du siècle dernier.