(Revue Question De. No 6. 1er Trimestre 1975)
M. Raymond Ruyer est sans conteste l’un des plus importants philosophes de ce temps. Les deux grands thèmes de son œuvre sont les rapports complexes de la conscience et du corps, d’une part, et, d’autre part, la philosophie biologique, à quoi s’ajoutent des essais sur la philosophie des valeurs, la cybernétique, l’utopie, etc. Toutefois, la subtilité de sa pensée, son souci de se tenir à l’écart des courants à la mode (qui se révèlent à ses yeux comme des unilatéralismes), son refus, plus général, des systèmes idéologiques peuvent rendre ses travaux déroutants, voire difficiles d’accès, pour les lecteurs peu avertis des problèmes dont il traite.
Dans son Esquisse d’une philosophie de la structure (Alcan, 1930), qui fait suite à un premier essai sur Cournot, il prend ses distances vis-à-vis du spiritualisme dogmatique : « L’homme ne peut pas plus sortir du plan de l’univers des formes par la croyance ou l’élan du coeur que par la métaphysique. » Mais, en même temps, il accuse le matérialisme de dissoudre l’originalité, voire la réalité, « des sentiments, des plaisirs et des douleurs humaines, dont le paganisme faisait justement ses dieux, c’est-à-dire des réalités au sens plein ».
Derrière les systèmes, il cherche des vérités simples et objectives : « Peu importe qu’un arbre soit une idée, une machine matérielle, un système de monades, une perception ou une essence, ce qui compte, c’est la description de ses racines, de son liber, de ses feuilles et de ses fleurs. Qu’en le regardant je n’obtienne qu’une image et non l’arbre en soi, peu importe si tous les détails structuraux correspondent. » L’univers, à ses yeux, n’est qu’un ensemble de formes ordonnées. La connaissance de ces formes épuise toute la réalité : « Il n’y a pas de résidu mystérieux. » « L’univers et toutes les formes, écrit-il, se posent en se prouvant, rien d’extérieur ne peut les justifier. »
Cependant, M. Ruyer réalise bientôt qu’il y a une différence fondamentale entre le mécanique et l’organique. L’un n’est pas réductible à l’autre, car, dans l’organique, il y a interaction entre tous les éléments en présence, si bien que le tout, en tant que tout, est plus que la somme des parties. Par suite, la conscience n’est pas simple « connaissance de quelque chose », mais bien une réalité globale qui réunit toutes les connaissances acquises dans la nature même de son être et y ajoute quelque chose de plus.
Rejoignant les intuitions de Leibniz, comme de Schopenhauer et des psychologues romantiques allemands, M. Ruyer réalise qu’en fin de compte tout domaine structural est une sorte de champ de conscience : ce qu’il appelle une « conscience-être ».
A partir de 1934, Raymond Ruyer entrevoit la possibilité de jeter les bases d’une véritable philosophie de la vie, qui se tienne à distance du mécanisme aussi bien que du vitalisme, du biologisme pur (matérialisme biologique) comme du spiritualisme évaporé. Il récuse alors aussi bien l’explication de la spécificité organique par un principe distinct (l’âme au sens traditionnel du mot) que l’explication matérialiste, qui réduit l’organisme à des phénomènes d’ordre physico-chimique et la mémoire psychologique à des « traces cérébrales matérielles ». Enfin, il refuse également la thèse empiriste qui fait de l’esprit, à la naissance, une table rase identique chez chacun.
Dans la Conscience et le Corps (P.U.F., 1937), il écrit : « La clé des valeurs créées par l’homme est sans doute dans sa vie organique. Un esprit qui, miraculeusement, serait capacité pure de connaissance ne produirait pas de valeurs et, en conséquence, n’éprouverait pas d’émotion. Mais ces valeurs et, par suite, les états affectifs — sont élaborées, spécifiées par la conscience évaluante. Elles dérivent de l’interaction des exigences organiques et du niveau conscient. »
Pendant la dernière guerre, Raymond Ruyer est interné dans un Oflag. En compagnie du biologiste Etienne Wolff, il étudie la tératologie. Il travaille aussi sur l’analyse des rêves avec un jeune géologue, F. Ellenberger.
En 1946, il publie ses Eléments de psychobiologie (P.U.F.), ouvrage dans lequel il approfondit l’idée que la structure d’un domaine organique dépend à la fois des instincts formatifs et de ce qu’il appelle les « thèmes trans-spatiaux ». Il affirme, en effet, que l’homme est en continuité temporelle non seulement avec ses ancêtres humains et animaux, mais avec la totalité de l’univers, dont tous les éléments, sur le plan de l’espace-temps, peuvent être considérés comme les avatars d’un être primordial commun. De cette conception découle un néo-finalisme, qui fait référence en la restituant à une « région théologique », source de toutes les activités individualisées, de toutes les formes et de toutes les lois.
L’idée de Dieu
C’est à l’étude de cette « théologie » que Raymond Ruyer s’est principalement consacré depuis 1946, en sorte que l’on peut considérer comme des fragments d’une même Summa theologica des ouvrages aussi différents, en apparence, que le Monde des valeurs (Aubier, 1948), Philosophie de la valeur (Armand Colin, 1952), Néo-finalisme (P.U.F., 1952), la Cybernétique et l’Origine de l’information (Flammarion, 1954 ; rééd. en 1968), la Genèse des formes vivantes (Flammarion, 1957), etc.
M. Ruyer s’est bientôt aperçu que vouloir identifier la « région théologique » était tâche impossible : « Il est impossible de penser la Source originelle ». On ne peut qu’y faire allusion ». Mais, à elle seule, cette « allusion » est capitale. En effet, c’est en marquant les bornes de l’inconnaissable, en cernant au plus près ce que nous ne pouvons pas connaître qu’on peut contribuer à donner son sens au connaissable : « Si l’Encadrant est inconnaissable, sa réalité n’en est que plus évidente. » Il en résulte une définition supérieure de l’idée de Dieu, définition qui échappe aux pièges de tout dualisme. Si nous sommes les « héritiers de tout l’univers », c’est que l’univers peut être ou a pu être « un seul être ». C’est à cet être qui continue qu’on peut donner le nom de Dieu. Déjà, en 1930, Raymond Ruyer écrivait : « L’univers n’est pas un Dieu, mais chaque forme est un absolu comme un Dieu, elle a son être propre, en elle-même, sans qu’il soit nécessaire de la dédoubler, en détachant d’elle l’absolu de son être pour en faire une Idée » (Esquisse d’une philosophie de la structure). En 1952, après avoir réfuté l’idée de hasard, il précise : « Si l’x ne commence jamais à exister, et s’il ne peut se saisir lui-même comme objet, c’est qu’il est Dieu. » En 1968, dans Dieu des religions, dieu de la science (Flammarion), il déclare l’athéisme « impossible ». Dans la mesure où le tout de l’univers est là et que nous y sommes pris, le point de savoir si Dieu existe ou non est effectivement dépourvu de sens. Vouloir « identifier » Dieu est aussi puéril que, pour un géographe, de s’attendre à voir un axe idéal sortir de terre pour désigner le pôle Nord. Inversement, si l’athéisme est exclu, le théisme l’est aussi : « Si personne ne peut manquer Dieu, personne ne peut non plus le trouver. »
Dieu n’est donc pas seulement ce « plus » qui fait que le tout du monde est plus que la somme de ses parties, il est aussi l’univers en tant qu’il se manifeste en nous. Ce qui signifie que nous existons aussi comme Dieu. L’individu, en tant qu’être, n’est pas libre. Mais ses activités sont libres. Et c’est en tant que ses activités sont libres qu’il est non un être créé (une créature), mais bien une création qui se continue. Au fond, l’homme n’a même que cette unique liberté : celle de continuer la création, d’être créateur dans ses actions et dans ses choix. C’est ainsi qu’il se forge une âme : « Notre âme se fait en faisant notre corps, et ces prolongements de notre corps que sont nos outils » (Néo-finalisme). Car nous n’avons pas d’âme en naissant : à force de volonté, nous pouvons nous en donner une. Notre âme meurt avec notre corps, mais l’« âme de notre âme » est éternelle : elle passe indifféremment dans d’autres âmes et d’autres corps (Raymond Ruyer rejoint ici Maître Eckart, avec sa théorie de l’« étincelle dans l’âme », scintilla in anima, qui, de chacun de nous, peut faire l’égal de Dieu).
Dans ses ouvrages les plus récents, Raymond Ruyer a approfondi différents aspects de cette philosophie. En 1966, notamment, il a examiné les Paradoxes de la conscience et Limites de l’automatisme (Albin Michel). Tel cet énoncé, dû à Marcel Achard : « Si je tenais assez à quelqu’un pour vouloir le garder, je l’aimerais trop pour vouloir le garder de cette façon-là. » Ces paradoxes trouvent leur origine dans le fait qu’un domaine de conscience se possède lui-même en une sorte d’autosurvol, d’« autovision sans regard », qui le fait échapper, à l’image des domaines microphysiques auxquels il s’apparente (ce qui rejoint les travaux de M. Stéphane Lupasco sur la « troisième matière »), aux propriétés « de proche en proche » de l’espace-temps commun.
Dans la Cybernétique et l’Origine de l’information (1954 et 1968), M. Ruyer s’efforce de démontrer que la mécanique ne remplacera jamais l’organique (encore qu’il puisse l’éclairer en bien des points) : « On n’expliquera jamais par une cybernétique mécaniste la vie et la conscience. »
Au bout de tout cela se dessine « un nouveau déisme, unissant étroitement foi et technique, savoir-exister et savoir-vivre » (Dieu des religions, dieu de la science). A l’humanisme de Feuerbach, de Marx, des existentialistes et de tous les gauchismes, « sous-produits d’une science mécanique périmée et d’une conception archaïque de la matière » (la « physique sociale »), Raymond Ruyer substitue une sorte d’humanisme « réalitaire » : « Si l’on replace l’homme dans sa ligne d’individualité, si l’on replace son domaine de conscience, organisatrice du milieu, sur le domaine organique organisateur de structures chimiques, et le domaine des structures chimiques sur le domaine des courbures et torsions primaires de l’espace-temps, on s’aperçoit que l’homme n’est pas un étranger dans l’univers, mais plutôt une manifestation de l’essence même de la réalité. »
Les livres consacrés aux idéologies forment comme une parenthèse dans l’ensemble de l’œuvre. En 1950, M. Ruyer avait déjà publié un essai sur l’Utopie et les Utopies (P.U.F.). Plus tard, il a prononcé un Eloge de la société de consommation (Calmann-Lévy, 1969). Celui-ci a été suivi d’une critique vigoureuse sur les Nuisances idéologiques (Calmann-Lévy, 1972).
Dans ce dernier ouvrage, Raymond Ruyer dénonce avec bonheur tous les messianismes, toutes les utopies déréalisantes, toutes les techniques d’ahurissement contemporaines. Dans les modes idéologiques, qu’elles soient religieuses, politiques, économiques, culturalistes, philosophiques, pédagogiques, ou qu’il s’agisse des « idéologies de l’amour et de la culpabilité universelle », il voit de véritables « épidémies ». Pour enrayer leur développement, il propose la création (problématique !) d’une commission des fraudes idéologiques. Mais, réaliste, il prédit que « le XXe siècle (et probablement aussi le suivant) sera, dans l’histoire, le siècle des troubles idéologiques ».
La philosophie de Raymond Ruyer est donc une philosophie des sciences en ce sens qu’elle récuse toute philosophie qui récuserait la science (« la connaissance est scientifique ou fausse »). Mais, dans le même temps, elle prend appui sur le savoir scientifique pour répondre à l’énigme du Sphinx, pour approcher au plus près l’inconnaissable qui n’a pas de nom. S’il y a une science-philosophie, alors il y a, par extension, une technique-sagesse. On voit par là tout ce qui mettait l’auteur des Nuisances idéologiques en position d’être séduit par les « gnostiques » de Princeton : à commencer par la thèse essentielle de la « rédemption par le savoir ».