Lettre de St Bernard au Pape
Constate maintenant, par le peu que je t'en dis, si je connais ou non les moeurs de ce peuple ! Habiles par-dessus tout à faire le mal, ces gens-là sont incapables de faire le bien. Les voilà, ces ennemis du ciel et de la terre, qui, ayant porté les mains sur l'un et sur l'autre, sont impies envers Dieu, pleins de témérité dans les choses saintes, enclins à la discorde entre eux, jaloux de leurs voisins, désagréables envers les étrangers ! N'aimant personne, ils ne sont aimés par personne; se targuant d'être craints par tous, ils sont dans la nécessité de craindre tout le monde. Les voilà, ces rebelles à toute obéissance, et qui n'ont jamais su commander; ces infidèles à leurs supérieurs qui sont insupportables à leurs inférieurs ! Les voilà, ces impudents solliciteurs qui sont pleins de hauteur pour refuser ; ces gens, importuns lors'il s'agit d'obtenir quelque chose, inlassables aussi longtemps qu'ils ne l'ont eu, et qui, ayant reçu satisfaction, deviennent ingrats ! Ils n'ont que de grands mots à la bouche, mais ne font rien que de mesquin ; ils sont les plus beaux des prometteurs, mais je ne connais personne qui tienne moins sa parole ; ils sont les plus mielleux des flatteurs, mais sans rivaux pour dénigrer et pour mordre. Enfin leur innocence, lors'il s'agit de feindre, n'a d'égale que leur déloyauté à trahir.
Oui, si je suis entré dans d'aussi longs détails, c'est qu'il faut, à mon avis, que tu sois pleinement et clairement instruit de cet aspect particulier des choses qui t'entourent.
Revenons maintenant à notre exposé. Que dire de cet usage consistant à se servir des dépouilles des églises pour acheter ceux qui t'acclament ? La vie des pauvres est répandue à pleines mains dans les quartiers riches. L'argent brille dans la boue. De tous côtés on se précipite. [...] Je n'ignore pas que cet usage, ou plutôt ce mortel abus, n'a point commencé sous ton règne ; il serait à souhaiter qu'il y prît fin !
Mais, poursuivons... Voici là-dessus que tu t'avances, toi le pasteur, tout couvert d'or et revêtu de mille ornements. Que reste-t-il à tes brebis de tout cela ? Je te dirais, si je l'osais, que ce sont là pâturages des démons plutôt que des brebis. Sans doute était-ce ainsi que saint Pierre en usait ! Sans doute était-ce à de tels jeux que saint Paul s'amusait !
Tout le clergé, cela est visible, ne brûle que d'un seul zèle, celui de bien tenir son rang. Tout est donné à l'apparat ; rien, ou presque rien, n'est donné aux choses de Dieu. Si, pour quelque raison, tu te risques à t'abaisser un peu et à te rendre plus accessible : attention, s'écrie-t-on autour de toi, cela n'est pas de mise; cela ne convient pas aux temps actuels ; cela ne convient pas à votre majesté ; ne perdez pas de vue le rang que vous devez tenir ! De ce qui plaît à Dieu, c'est bien la dernière chose dont on te parle. Pour ce qui est du salut, personne n'en a cure, à moins que ne soit considéré comme édifiant ce qui est distingué, et convenable au salut ce qui respire le faste. Tout ce qui sent l'humilité paraît si infamant aux gens de ton palais que tu découvrirais plus aisément quelqu'un d'entre eux qui acceptât d'être humble que de le paraître. La crainte de Dieu n'est à leurs yeux que de la simplicité, pour ne pas dire de la sottise. Ils taxent d'hypocrisie celui qui est circonspect et soigneux de sa conscience. Quant à celui qui aime la retraite et qui, de temps à autre, se réserve quelques instants pour méditer, il est classé par eux comme inutile.
[...]
Mais en voilà assez là-dessus. Je n'ai fait que sonder le mur sans le percer. Toi, successeur du prophète, tu as le droit de le percer et de regarder ce qu'il cache. Pour moi, je ne saurais en dire plus. [...] Nous lisons dans l'Évangile qu'il s'éleva parmi les disciples une dispute pour savoir lequel devait passer pour le plus grand. Quelle chance serait la tienne si l'on comprenait les choses autour de toi de cette manière !
Lassés désormais de ta cour, sortons de ton palais : les gens de ta maison nous réclament. Cette fois, il ne s'agit plus de ceux qui t'entourent, mais de ceux qui, à proprement parler, font partie de ton intérieur. Non, il n'est pas superflu pour toi de considérer quels sont les moyens de faire régner l'ordre chez toi, et comment il faut que tu pourvoies à ceux que tu abrites dans ton sein. Cette considération-là, je te l'affirme, est même absolument nécessaire. [...] Si je te dis cela, à toi qui est tout entier occupé des plus grandes choses, ce n'est pas pour que tu ailles appliquer ton esprit aux plus petites. [...] Mais pourtant, s'il faut que les grandes choses soient faites, il ne faut pas pour cela négliger les petites. [...] Il faut donc que tu t'adjoignes quelqu'un pour tourner la meule à ta place. À ta place, ai-je dit, et non avec toi. [...] Si ton intendant n'est pas fidèle, il te volera; s'il n'est pas habile, il se fera voler. Il faut donc que tu cherches, pour lui donner la direction de ta maison, quelqu'un d'habile et de fidèle. [...] Je voudrais d'ailleurs que ce fût pour toi une règle générale de tenir pour suspecte toute personne qui n'oserait pas articuler publiquement ce qu'elle te glisse à l'oreille. Si elle s'y refusait, tu devrais considérer ses propos non comme ceux d'un accusateur, mais d'un calomniateur. [...]
Nous acceptons plus facilement les pertes du Christ que les nôtres. [...] Le ruisseau, en coulant, creuse la terre; l'agitation des choses temporelles ronge pareillement la conscience. [...] Ignore-les souvent ; dans la plupart des cas, n'en tiens pas compte, et qu'il t'arrive parfois de les oublier.
Il y a pourtant des choses que je ne voudrais pas te voir ignorer : je veux parler des mœurs et de la conduite de chacun de tes gens. Il ne faut pas [...] que tu sois le dernier informé de leurs désordres. [...] C'est toi qui dois punir l'offense qui t'est faite. L'impunité engendre la hardiesse, et c'est de la hardiesse que proviennent tous les excès. [...] Si les prêtres qui font partie de ta maison ne sont pas respectables entre tous, ils seront la fable de tout le monde.
Que tes frères évêques [les cardinaux] apprennent de toi à ne point faire leur société de ces jeunes garçons chevelus ni de ces adolescents séduisants [le vice de tous les temps]. Non, il n'est pas convenable de voir toutes ces têtes frisées aller et venir parmi les têtes mitrées [il en allait alors exactement comme aujourd'hui].
[...] Note bien que ce n'est pas la sévérité que je te conseille, mais la gravité. La sévérité rebute ceux qui sont trop craintifs ; la gravité retient ceux qui sont trop légers. La présence de la première rend détestable; l'absence de la seconde rend méprisable. Comme tu le vois, rien n'est meilleur en toute chose que la mesure. Pour moi, je ne voudrais ni trop de sévérité ni trop de laisser-aller. [...] Dans ton palais, montre-toi pape ; chez toi, sois paternel. [...]
Considère avant tout que la sainte Église romaine, dont par la grâce de Dieu tu es le chef, est la mère des autres Églises, non leur souveraine; tu n'es donc pas le souverain des autres évêques, mais l'un d'entre eux. [...] Considère par ailleurs qu'il faut que tu sois l'image même de la justice, le miroir de la sainteté, le modèle de la piété, le héraut de la vérité, le défenseur de la foi, le docteur des nations, le guide des chrétiens, l'ami de l'époux, le paranymphe de l'épouse, l'ordonnateur du clergé, le pasteur des peuples, le précepteur des ignorants, le refuge des opprimés, l'avocat des pauvres [...], l'œil des aveugles, la langue des muets [...], le prêtre du Très-Haut, le vicaire du Christ, l'oint du Seigneur ; enfin le Dieu de Pharaon'.
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L'humanité est désormais fatiguée de paroles sans point de référence certain, c'est-à-dire sans Dieu. En ces temps de tourmente, une religion de paroles, de documents, d'édits pontificaux à oublier sur le papier ressemble à un édifice construit sur le sable.
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« Les hommes croient que leur esprit domine la langue ; en vérité, il se trouve que c'est la langue qui gouverne leur esprit. »
Les mots exercent sur nous une véritable tyrannie, jusqu'à faire de nous des victimes ignorantes de notre cervelle vide.
George Orwell a souligné les dangers de la double pensée, cette pratique qui consiste à manipuler l'esprit des hommes en remplissant les mots comme de bons petits plats, d'un autre sens. Cette méthode amène le milieu à présumer que toutes les motivations valables et toutes les expériences valides résident dans le corps dirigeant et dans le chef ; dès lors, les sujets idéaux et les personnalités accomplies, qui veulent s'épanouir dans leur humanité, s'identifieront à ceux qui raisonnent uniquement en conformité avec le chef. Obéir dans le mutisme, en l'absence de tout développement mental et social, est la seule façon d'éviter de se voir reprocher des fautes ou des erreurs.
Le jargon de la curie perpétue un langage privé, avec des lexiques privés et son code corporatif : un véritable idiome en circuit fermé, des mots d'ordre, des slogans à déchiffrer, des locutions de groupe, une diffusion mondiale via Internet, même si l'accès au site chiffré est réservé.
Ainsi, l'atmosphère de la curie engendre une forme technique de pensée avec un vocabulaire bien particulier. Les diverses formes de mots - mots fétiches, mots préjugés, mots sentences, mots rhétoriques - ont cessé d'inquiéter et de troubler ; bien au contraire, ils rassurent le destinataire. Un jargon intégré qui euphorise la pensée, par la réflexion, suspend la responsabilité, au point que c'est le groupe qui pense au lieu et place de la personne. À l'intérieur du clan, le dialogue visant à clarifier et convaincre n'a pas sa place. Dans ce langage, tout est blanc ou noir et il n'y a pas de place par le doute ; chaque expression est douée d'une force de conviction qui a déjà intégré les schémas idéologiques et communicatifs de la famille.
Verba ligant homines, taurorum cornua lunes, disaient les Latins. « Les paroles lient les hommes comme les cordes les cornes des taureaux. »
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Des Grecs sollicitèrent de Philippe et de Thomas une recommandation pour être présentés à Jésus : dès lors, les membres de la curie en ont déduit l'origine divine des recommandations, s'en remettant au plus prestigieux prélat qui a le vent en poupe pour obtenir des avis favorables. Il ne s'agit pas pour eux d'évaluer la préparation ou non d'un candidat, même s'ils s'accordent à en parler : ce sont plutôt des échanges de faveurs entre les puissants au bénéfice de leurs protégé. Du fait d'habitudes indécrottables, chaque officiel de la curie romaine, voie royale au sein de l'Église, n'en est pas moins homme et demeure ainsi à la merci de son supérieur. Celui-ci a le pouvoir de faire avancer, de rétrograder ou de mettre sur la touche chacun de ses subordonnés. Il n'est pas tenu de donner des explications à qui que ce soit. Sa volonté fait loi : Stat prolege voluntas. De la sorte, l'entreprenant employé de la curie finit par se convaincre qu'il accomplit la volonté de Dieu quand il réussit à converger ou, mieux, à sinuer vers l'accomplissement de sa volonté, y voyant une confirmation d'en haut, comme celui « qui veut réduire Dieu en son pouvoir ».
Le monarque supérieur n'est pas toujours équanime et juste ; il ne s'estime pas tenu de récompenser ses collaborateurs suivant leurs mérites, leur ancienneté ou leur compétence. En prenant ses décisions, il n'est pas tenu de respecter un code de déontologie : il peut s'en remettre à l'arbitraire de ses sympathies et de ses antipathies, se fier à l'appartenance à un clan ou à une famille ou encore vouloir récompenser d'autres prestations.
Dans le climat médisant et suspicieux de la curie, se voir refuser la collation d'un bénéfice équivaut à une dénonciation publique diffamatoire, et tous aussitôt s'interrogent : quels crimes a-t-il dû commettre pour être ainsi mis au pilori ! C'est pourquoi une promotion refusée ou un honneur retardé prend des allures d'accusation publique : l'intéressé l'attend ou la reçoit non pour ce qu'elle lui apporte, mais pour ce qu'elle retire.
« J'ai écrit un mot à l'Église, mais Diotréphès, qui convoite la première place, ne veut pas nous accueillir. » Depuis lors, les Diotréphès se sont multipliés au sein de l'Église et visent les plus hauts postes auxquels ils puissent accéder et, pourquoi pas, à celui de pape.
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Pour les Romains, les esclaves étaient un bien à défendre ; pour la curie, un subalterne vaut moins qu'un esclave. Pour bloquer une carrière ou promouvoir un membre de la curie, l'enfoncer ou le faire sortir du lot, on pratique des méthodes semblables à celles des botanistes : s'agissant de certaines plantes rampantes, on élimine tous les bourgeons de la cime pour éviter qu'ils ne poussent trop haut ; pour d'autres, on leur laisse occuper un espace indu.
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Condamné à la prison à vie, le cardinal Joseph Slipyj fut remis en liberté après dix-huit ans de prison grâce à Jean XXIII. Vers la fin de ses jours, il confia à des amis : « L'odyssée passée dans les camps soviétiques et ma condamnation à mort demeurent à jamais gravées dans mon esprit. Mais à Rome, dans l'enceinte du Vatican, j'ai vécu des moments pires. »
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Il est plus opportun de ne pas faire scandale que de plonger le bistouri dans la plaie.
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FRANC MAÇONNERIE ET COMMUNISME, VATICAN II
Au lendemain de Vatican II, beaucoup se demandèrent d'où pouvait bien venir l'ordre de démolir les vénérables traditions liturgiques, patrimoine intangible de l'Église, dont les racines séculaires trouvaient leurs origines dans les temps apostoliques et dans ceux de l'Ancien Testament et du peuple élu. Ils décidèrent d'enquêter sur le principal artisan des grandes réformes liturgiques, l'archevêque Annibale Bugnini, secrétaire du Département pontifical pour le culte divin.
Leurs longues filatures finirent par les conduire dans les alentours du mont Janicule, vers le siège du Grand Orient d'Italie, au Vascello. Il apparut que Mgr Bugnini s'était mis à la disposition du grand maître, qui lui versait des appointements mensuels fort substantiels ; ils se laissèrent un jour surprendre par un photographe, et le cliché parut dans une revue bien connue dans le courant de l'été 1975. Au mois d'octobre suivant, on apprit par des entrefilets que Bugnini avait disparu de la curie et que personne ne savait où il se trouvait. La rapidité avec laquelle Mgr Bugnini avait été, en un clin d'œil, démis de ses fonctions était une leçon de cynisme diplomatique en même temps qu'un exemple de nervosité politique.
Les prélats maçonniques de la curie avaient mis leurs deux affidés, Bugnini et Baggio (ce dernier était alors préfet du dicastère des évêques), à l'abri du courroux de Paul VI, informé d'un complot contre lui par les services secrets commandés par le très sûr général Enrico Mino. Le 4 janvier de l'année suivante, quand la colère de Montini fut retombée, Bugnini fut nommé nonce en Iran, où il resta jusqu'en juillet 1982.
Mgr Bugnini s'était acquitté à la perfection de la tâche qu'avait confiée le grand architecte de l'univers maçonnique, Satan.
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Les multiples courants des pieuses factions.
La simonie n'a plus cette rigueur canonique voulue par les lois draconiennes du droit antique. La loi à cet égard a été édulcorée. Le mot s'est dévalorisé. Jamais on ne parle de corruption. On préfère parler de connivence, de favoritisme, ce qui n'est pas considéré comme un délit ; et comme cette pratique se pare de bienveillance et d'amitié, c'est donc une vertu. Aucun tribunal ecclésiastique ne devra jamais engager de poursuites.
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Lénine était d'avis que, pour être à la hauteur de sa tâche, le secrétaire général du Parti communiste d'un État catholique aurait dû passer, au besoin, le froc des franciscains.
En 1935, les services secrets signalèrent qu'un millier d'étudiants communistes avaient réussi à infiltrer les séminaires et les noviciats de l'Europe occidentale et que, jouant la comédie jusqu'au bout, ils s'apprêtaient même à devenir prêtres. Le Parti communiste aurait envisagé plus tard de les placer dans les centres névralgiques de l'Église. Le phénomène prit peu à peu de l'ampleur, au point de créer dans les séminaires et les noviciats de vives contestations au cours des années soixante et soixante-dix.
Dans les années vingt, sous le pseudonyme de César, Antonio Gramsci écrivit cette affirmation prophétique : « La tunique rouge du Christ est plus flamboyante que jamais, plus rouge, plus bolchevique. Il y a un morceau de la tunique du Christ dans les innombrables drapeaux rouges des communistes qui, à travers le monde, se lancent à l'assaut de la forteresse bourgeoise,
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« Camarade, donne cette enveloppe fermée au camarade secrétaire... Fermée ! Je t'en prie. »
Mais il y avait erreur sur la personne : le bedonnant était connu de toute la ville comme un démocrate-chrétien fanatique ; il s'appelait Peruzzi. Sournoisement, Peruzzi avait remarqué la gêne et le manège du séminariste. Et, maintenant qu'il avait la lettre cachetée entre les mains, il se posait la question : que faire ?
Il resta trois jours à se poser la question : la donner ou non au secrétaire du PC ? Serait-ce un parent ? Et, sinon, la déchirer ? La laisser fermée ou en lire le contenu ? Aller voir le recteur du séminaire ? Et que lui raconter ? Un beau casse-tête, qui finit par trouver une solution avec la pointe d'un coupe-papier glissée dans l'angle de l'enveloppe cachetée - qui s'ouvrit. Il lut :
« Cher camarade secrétaire, je me trouve détaché de mon pays pour étudier dans ce séminaire régional. J'ai un urgent besoin de te voir pour définir avec toi la marche à suivre dans un proche avenir... Je te recommande de te faire passer pour mon oncle. Les visites des parents sont autorisées tous les jours à partir de seize heures dans le parloir contigu au terre-plein. Salut à toi, Andrea Sanomonte. »
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Perspectives d'avenir : je connais tel prélat, tel cardinal, tel ambassadeur ou tel ministre, si tu le souhaites, ou du moins si tu n'y mets pas d'obstacles, je dirai volontiers un mot te concernant ; je parlerai de toi comme d'un homme qui mérite de plus hautes responsabilités : par exemple, sous-secrétaire de ce dicastère, évêque de..., nonce en..., secrétaire particulier de...
À ce stade, le proposant se rend compte tout de suite si l'intéressé a déjà mordu à l'hameçon, même si par fausse modestie il se réfugie derrière de frivoles formules de circonstance : mais je n'en suis pas digne, je ne suis pas à la hauteur, je me sens tout petit, il en est qui valent bien mieux que moi... et autres protestations du même acabit. Mais le recruteur sait à quoi s'en tenir il sait que, autant la prudence est la vertu des forts, autant la fausse modestie est la vertu des imbéciles en escalade, et que derrière se cache la reddition.
Le processus est déjà bien engagé. Petit à petit, les promesses faites se concrétisent. Le candidat présélectionné constate que ce n'étaient pas des promesses en l'air et croit devoir en être reconnaissant à l'ami, qu'il considère comme son bienfaiteur. Pendant ce temps, sa carrière progresse comme sur des roulettes sans rencontrer de difficultés. Des perspectives radieuses se profilent devant lui au service de l'Église, au sein de laquelle il commence à deviner un fauteuil qui lui conviendrait très bien.
C'est précisément au moment où, saisi par la fièvre de l'ambition et de la vanité, le prélat ignorant a les preuves en main de son ascension facile, dont il ne prend pas encore toute la mesure, et que se profilent à l'horizon d'autres promotions à des échelons bien plus élevés, qu'on arrive à la phase des éclaircissements. Les choses lui sont plus ou moins présentées en ces termes :
« Monseigneur, Excellence, en toute honnêteté, il faut vous... il faut te dire que, si tu assumes aujourd'hui des fonctions aussi prestigieuses, tu le dois, plus qu'à ma personne, à l'influence de l'ordre maçonnique et de tous ses amis, à l'intérieur ou à l'extérieur de l'Église, qui ont rendu possible la prestigieuse ascension aux délicates responsabilités qui vous... qui t'ont été confiées. Comme vous le voyez, vous n'avez aucun souci à vous faire, car vous avez l'estime de nombreuses personnalités éminentes. Toutefois, libre à vous de continuer désormais ou non à collaborer avec notre organisation qui vous garantit toute discrétion et vous ouvre de belles perspectives d'avancement. »
Dans cette phase très délicate, il appartient au prélat en crise de décider du choix à accomplir. Le désir de continuer à grimper, le vertige de se savoir introduit dans la chaîne maçonnique, la peur d'immanquables révélations en cas de refus d'adhérer, le vide qu'il pressent autour de lui dans le cas contraire, la fraternelle exhortation de quelque dignitaire à aller de l'avant, comme lui-même l'a fait autrefois : en un mot, tout cela finit par convaincre le prélat de suivre la voie que d'autres ont commencé à tracer pour lui, à son insu.
Plus on est haut placé, plus on risque d'être intérieurement fragile par peur de perdre les hautes fonctions auxquelles on vous a permis d'accéder. Un abîme en appelle un autre. On cherche à se faire une raison : après tout, ce n'est pas la fin du monde et, si étrange que soit cette situation, il y a toujours le moyen de faire le bien. Dieu existe aussi pour les maçons, qu'ils appellent le Grand Architecte de l'Univers, même s'ils ne le servent pas intégralement. L'Être suprême existe dans le créé - qui le nie ? Il suffit qu'il ne dicte pas de lois répréhensibles. Un sacrifice personnel qui fait penser à l'horrible vœu de Jephté qui, pour s'assurer de la victoire sur les Ammonites, ne dédaigna pas de sacrifier à Dieu sa fille unique alors qu'elle sortait à sa rencontre pour le fêter.
Ainsi, une fois infiltré dans son milieu ecclésiastique, le brave novice maçon a pour premier devoir de paraître crédible en tenant les promesses faites et, le cas échéant, de présenter sous un mauvais jour, comme des esprits faux et des hypocrites, les meilleurs prélats de l'endroit où il s'est infiltré.
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Quand la presse informa l'opinion publique de l'existence de la puissante loge maçonnique « Propaganda 2 », mieux connue sous le nom de loge P2, présidée par le vénérable maître Licio Gelli, de connivence avec Michele Sindona, Roberto Calvi et Umberto Ortolani, catholiques francs-maçons tous impliqués dans le krach de la banque Ambrosiano, elle donna aussi le nom d'autres prélats qui figuraient sur la liste - déjà en circulation depuis quelques années - des cent vingt et un noms classés par ordre alphabétique avec les dates d'adhésion à l'ordre maçonnique, leurs matricules et le nom des loges P2.
Le lecteur qui voudrait contrôler la vérité des faits prendra les noms indiqués dans cette liste pour les confronter à ceux de l'index des Annuaires pontificaux des années quatre-vingt-dix au terme de cette comparaison, n'importe qui constatera que la majeure partie de ces noms a fait une magnifique carrière ecclésiastique. Plus des deux tiers d'entre eux, assurément fort peu méritants, se retrouvent aujourd'hui aux sommets de la curie romaine (quand ils ne sont pas décédés) : cardinal, évêque d'un diocèse prestigieux, aux commandes de quelque dicastère tout aussi prestigieux, chef de cordée du clan des ventouses collées aux bastions michelangelesques. Tout cela n'est pas plus le fruit du hasard que d'un accident du travail.
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MARIAGE DES PRETRES / VATICAN II
La loi canonique sur le célibat des prêtres intéresse avant tout le clergé diocésain de l'Église d'Occident, c'est-à-dire de rite latin, à travers le monde.
Depuis la fin des temps apostoliques, les Églises d'Orient, catholiques ou orthodoxes, ont laissé à leurs ministres la liberté de choisir pour un temps s'ils veulent accomplir leur mission de pasteur chargé d'âmes dans le mariage ou dans le célibat. La tradition est si bien installée que la hiérarchie et les fidèles ont tendance à avoir autant de considération et de respect pour le prêtre marié et le célibataire, tous attachant moins d'importance à l'état civil qu'à l'épanouissement personnel.
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À la fin du concile Vatican II, où l'on avait parlé de tout sauf des droits collectifs et individuels des prêtres de l'Église latine, s'amorça une préoccupante crise d'identité sacerdotale, qui se solda par une hémorragie de prêtres. Les statistiques parlent de quinze à vingt mille prêtres défroqués et mariés. Effrayé, Paul VI chargea son secrétaire d'État, le cardinal Jean Billot, de procéder à une étude en profondeur afin de prendre les mesures d'urgence qui s'imposaient.
Les défroqués les plus combatifs et les plus critiques s'associèrent en vue d'organiser un rassemblement à Rome. Or les autorités de police n'acceptèrent de leur délivrer une autorisation que hors de Rome. Ils se réunirent donc en nombre conséquent loin de la capitale, mais pas des oreilles indiscrètes. Un franciscain qui travaillait alors à la Congrégation pour le clergé s'y rendit en civil pour prendre note des points les plus scabreux abordés au fil des interventions et des débats. Dans son rapport, on peut lire, entre autres choses :
Les premières communautés chrétiennes choisissaient les prêtres parmi les hommes mariés ; les apôtres eux-mêmes furent choisis par Jésus alors même qu'ils avaient famille, femme et enfants - Pour saint Paul, l'évêque ne devait être marié qu'une seule fois... En vérité, le Christ a prêché l'amour de Dieu et du prochain, le détachement des biens de ce monde et l'humilité, toutes choses en contradiction flagrante avec le fonctionnement de la hiérarchie vaticane, qui tourmente les prêtres en leur imposant le célibat comme s'il avait été voulu par le Seigneur... Pleins aux as, les prélats du Vatican ambitionnent des responsabilités toujours plus hautes, plus honorifiques et plus lucratives : « Hypocrites, vous transgressez le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes... » Le vicaire du Christ loge dans le palais le plus fastueux du monde ; des milliers de familles vivent dans des galetas et des taudis non loin de là... Il ne rime rien de s'apitoyer sur leur sort pour leur donner quelques étrennes de Noël...