Les discussions [aux Conférences Macy] étaient intéressantes, et, à vrai dire, nous avons appris plus ou moins à parler le langage des uns et des autres, mais d'importants obstacles demeuraient sur la voie d'une compréhension complète. Ces difficultés sémantiques résidaient dans le fait que, dans l'ensemble, aucun langage ne peut se substituer à la précision des mathématiques, et qu'une grande part du vocabulaire des sciences sociales est et doit être consacrée à dire des choses que l'on ne sait pas encore exprimer en termes mathématiques. En effet, j'ai réalisé alors, comme en de nombreuses autres occasions, que l'un des principaux devoirs du mathématicien en tant que conseiller scientifique auprès de domaines moins précis est de décourager ces derniers de trop espérer des mathématiques. [...] Ainsi, alors même que nous étions convaincus que les mêmes modes de pensée traversent les problèmes de communication — qu'ils soient sociaux, physiologiques ou mécaniques —, c'était le mathématicien, plus que les physiologistes ou les sociologues, qui devait refroidir les surestimations quant aux possibilités précises offertes par les mathématiques dans ces autres domaines.
Si les sciences sociales sont à la fois concernées mais pas prêtes pour la modélisation cybernétique, comme on le voit ici ; si pas de mathématisation vaut mieux que de faire illusion avec des outils inadaptés, ainsi que Wiener n'a pas de mots assez durs pour le reprocher aux économistes1 ; et si, enfin, l'absence de mathématiques est synonyme de métaphysique 2, alors, du point de vue même de Wiener, cela condamne la cybernétique, au moins pour un certain temps, à comporter une part intrinsèque de « métaphysique ».
La frontière de la mathématisation des phénomènes n'a cessé d'être repoussée au fil du temps, dans toutes les directions, défiant chaque fois un interdit dont la formulation la plus significative est sans doute la doctrine aristotélicienne de la metabasis, régissant les emprunts méthodologiques entre disciplines, et que les médiévaux avaient dû outrepasser pour quantifier les qualités. Wiener ne fait que repousser un peu plus loin pour d'autres la limite qu'il a lui-même franchie. Il n'y a aucune raison d'imaginer que cette frontière restera statique à son tour, pour le meilleur et pour le pire.
Comme on peut s'y attendre, c'est en économie que les modèles de rétroaction les plus formalisés se sont développés, au sein de différentes niches (Herbert Simon les introduisait en théorie de la firme, en Grande-Bretagne une première génération de modèles donnait une réinterprétation dynamique de la macroéconomie keynésienne, tandis qu'à l'Est, c'est la théorie marxiste de la valeur qui était reformulée par Oskar Lange), et avec des destins variables. Les acteurs de ces premières explorations ne se sont pas tous réclamés de la cybernétique, ces propositions ayant parfois essaimé indépendamment, sous d'autres noms, et sous une forme plus opérationnelle (comme la « Dynamique industrielle » de J. W. Forrester), ou bien au contraire en intégrant la cybernétique dans un conglomérat plus large mais pas toujours plus précis, comme les Behavioral sciences. En sociologie, les modèles cybernétiques ont connu des développements incessants, à commencer par le monument théorique qu'est l'oeuvre de Talcott Parsons, ainsi que son élève Niklas Luhmann. Il faut mentionner également l'oeuvre de Karl Deutsch en sciences politiques, qui est une théorie des relations internationales basée directement sur les idées de Wiener concernant le rôle de la communication dans la cohésion des communautés, et qui a inspiré notamment la pensée de l'intégration européenne.
1. « Tout comme certains peuples primitifs adoptent des styles occidentaux en matière vestimentaire ou parlementaire, à partir d'un vague sentiment que ces rites ou ces vêtements magiques vont les mettre au niveau de la technique et de la culture modernes, les économistes ont pris l'habitude d'habiller leurs idées souvent imprécises avec le langage du calcul infinitésimal. [...] le jeu économique est un jeu dans lequel les règles subissent d'importantes modifications à peu près, disons, tous les dix ans, et qui ressemble en cela à la partie de croquet dans Alice au pays des merveilles. Assigner ce qui prétend être des valeurs précises à des quantités si essentiellement vagues n'est ni utile ni honnête, et toute prétention à appliquer des formules précises à ces quantités si mal définies n'est qu'un trompe-l'oeil et une perte de temps » (God and Golem, Inc., p. 89-91). Wiener mentionne toutefois les travaux de Benoît Mandelbrot comme sortant du lot.
2. « La métaphysique pour moi est la matrice de la pensée scientifique où les idées ne peuvent pas encore supporter le symbolisme précis des mathématiques et doivent être exprimées par des mots » (Atomes, sept. 1951, p. 292).