Le Christianisme a-t-il vraiment besoin d'une trahison, comme d'un fumier, pour s'enraciner ? Ne serait-il pas encore plus beau si on le dégageait de cette histoire malpropre autant qu'invraisemblable.
Défendre Judas c'est faire œuvre de chrétien. Si, comme l'affirme Chateaubriand, le Christianisme est beauté et vérité, passons l'éponge sur les mensonges et les hideurs de Judas qui vend son maître pour une bouchée de pain, sans motif, et dans un baiser.
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Mais qu'une trahison quelconque ne pouvait même pas avoir lieu et que, d'autre part, lors de l'arrestation et du procès de Jésus, Judas se manifesta comme le meilleur des disciples, le plus brave et le plus clairvoyant.
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Si Jésus avait pu être sauvé c'est par Judas qu'il l'eût été.
Judas, à l'encontre des autres apôtres qui demeurèrent passifs et veules, voire des renégats comme Pierre, se dépense sans compter pour son maître et mourut de la mort ou tout au moins, de la condamnation de Jésus.
Textes en main, on démontrera qu'ils sont, en ce qui concerne Judas, car du reste, peu m'importe, puérils, obscurs, contradictoires et que ce qu'il en découle, de façon péremptoire, c'est qu'ils ne prouvent qu'une chose, la mauvaise foi et l'ignorance de leurs auteurs ou inspirateurs.
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Qui les fait croire en la trahison de l'Iscariote ?
Ont-ils équitablement étudié le cas ?
Non. Ils s'en rapportent aveuglément à ce que leur curé leur a dit, à leur catéchisme, à leur livre de messe. L'opinion contraire ? Ils ne l'ont jamais entendue. Ils n'ont jamais pesé le pour et le contre et pour la première fois on va faire retentir à leurs oreilles un autre son de cloche.
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Hélas, parmi les catholiques, y en a-t-il un sur mille qui ait lu les Evangiles ? Un sur cent mille qui les ait scrutés, comparés et discutés ? Je ne le crois pas. De quoi donc, alors, leur croyance est-elle faite ? De néant.
[TRES IMPORTANT]
De : livrer on a fait : trahir. Traduction défectueuse : tradatore, traditore !
Vers la fin du repas, il déclare tout à coup : « L'un de vous me trahira ou me livrera » ; les deux mots ayant la même étymologie.
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A remarquer, d'autre part, que les Evangélistes rapportent et attestent l'accusation lancée par Jésus, mais ne fournissent aucune preuve, ils n'ont rien vu, rien entendu, sauf les paroles de Jésus qui les ont surpris et qu'ils n'ont jamais comprises.
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On ne sait pas de façon certaine, indiscutable, quand et par qui les Evangiles ont été écrits.
D'où, évidemment, une valeur testimoniale plus que relative. Je suis toujours étonné de l'importance qu'on y attache. C'est, vraisemblablement, sans savoir, par habitude.
On ne croit pas, on ne peut pas croire qu'ils aient été écrits par les apôtres eux-mêmes.
Ces derniers les ont-ils, au moins, dictés, revus et corrigés ?
On ne le croit pas davantage.
Tout ce qu'on peut supposer c'est que vers la fin du premier siècle au plus tôt, plus probablement au cours du second, des scribes un peu plus instruits que les premiers confidents de Jésus aient recueilli par écrit ce que les apôtres, autrefois, auraient raconté dans leur entourage. C'est par habitude et commodité, qu'on rapporte aux apôtres des Evangiles dont ils ne sont pas les auteurs.
Possède-t-on ces premiers écrits ?
Non, des copies et des traductions.
En toute évidence, c'est, comme autorité, au-dessous du médiocre. On ne saurait être sûr que les dires des premiers apôtres aient été bien interprétés et fidèlement reproduits. Des contradictions de sens abondent et ne peuvent que nous imposer une légitime défiance.
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Cette trahison n'est point un article de foi, elle n'est point un dogme.
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Tant que jésus demeura inconnu, son hérésie passa inaperçue, mais, avec le temps, il se fit remarquer. On l'avertit charitablement que s'il ne cessait pas sa campagne, il serait arrêté, traduit devant le tribunal (qui était le Sanhédrin) et, si son crime de lèse-divinité était juridiquement prouvé, condamné aux peines prévues par la Loi.
Pendant qu'à travers la Palestine, Jésus prêchait la religion nouvelle, des colères s'amassaient contre lui ; les prêtres, avec juste raison, s'inquiétaient d'une controverse qui sapait la doctrine nationale et séculaire dont ils avaient la garde.
A aucun moment on ne songea à soudoyer un traître pour opérer l'arrestation. Le besoin ne s'en faisait vraiment pas sentir.
Par contre, en lisant entre les lignes, dans les Evangiles, on peut deviner que les princes des prêtres eussent été heureux que l'arrestation se fit discrètement, que le scandale fut évité ; on voulait y mettre de la douceur. Dans l'intérêt de tous.
Une médiation était désirable et désirée. Elle était dans l'air.
Tandis que les autres apôtres, convaincus du caractère messianique de Jésus et de sa toute puissance, ne redoutaient rien, Judas se fit certainement un scrupule de donner le conseil de se soumettre.
[…]
Qu'auriez-vous fait à la place de Judas ?
Votre devoir strict eut été d'amorcer des démarches, des pourparlers auprès du grand-prêtre et des membres du Sanhédrin pour parvenir à un arrangement, pour prévenir les sanctions, même pour éviter les poursuites judiciaires s'il était encore possible.
Beau rôle, sans doute, mais combien ingrat. On n'est pas toujours bien compris, on prête à la suspicion. Le bon sens populaire vous dicte qu'il ne faut pas mettre le doigt entre l'arbre et l'écorce. Nous verrons que les apôtres écoutèrent ces conseils de prudence et se gardèrent bien, quand Jésus fut arrêté et que le châtiment se manifesta évident, de faire cause commune avec leur Maître.
Ils s'éclipsèrent. Même pierre déclarera qu'il ne connaît pas Jésus.
Judas était d'une autre étoffe, il avait plus de courage, plus de décision. Au cours des jours heureux il n'avait point fait acte de flagorneur ; il n'avait point appelé Jésus Messie et fils de David ; mais, l'adversité venue il se révélait un ami fidèle, un conseiller précieux.
Il jugea qu'il devait faire tout son possible pour tirer l'imprudent de l'embarras où il s'était mis et à quoi, sans doute, l'ineptie des apôtres n'avait point été étrangère.
Alors, le voici qui s'érige en médiateur, en avocat ; il supplie les magistrats d'être compatissants, indulgents, de ne point mettre à mort un jeune homme qui, somme toute, n'a commis qu'un délit d'opinion. Or, déjà, les temps étaient sceptiques. Le grand-prêtre ne devait pas demander mieux que de se laisser convaincre.
A Jésus, Judas conseilla (il ne devait pas en être autrement) de faire amende honorable.
[…]
Au jour, dit des Rameaux (dans les temps qui précédaient la fête de la Pâque) des amis indiscrets, trop joyeux, trop bruyants, firent à Jésus une ovation carnavalesque et de mauvais goût : on le jucha sur un âne, on lui mit un sceptre entre les mains et ce fut une entrée dont tout Jérusalem s'ébaubit ou se choqua.
Des sanctions s'imposaient ; l'arrestation de Jésus fut résolue, et la mise en jugement aussi.
Cette fois encore Judas intervient.
- Point de rébellion, conseille-t-il à Jésus ; point d'esclandre, point de scandale. On vous acquittera ou vous ne serez condamné que pour la forme. Vous vous en tirerez avec une peine légère.
Peut-être même se porte-t-il garant que si Jésus y mettait un peu de souplesse et de résignation, s'il se laissait arrêter sans se défendre, la clémence du tribunal était certaine.
[…]
Quant aux sacrificateurs, ils cherchaient Jésus et ils avaient donné l'ordre que si quelqu'un savait où il était il le déclarât afin de se saisir de lui.
Cette décision rapportée par Jean contredit formellement le récit des autres évangélistes qui prétendent qu'on n'osait pas se saisir de Jésus, qu'on biaisait, qu'on préférait user de finesse.
[…]
Jean que nous allons surprendre en flagrant délit de mensonge et de révoltante partialité, ignore les détails les plus caractéristiques de l'affaire.
Marc et Luc s'en tiennent à de vagues généralités.
Que penserions-nous d'un tribunal qui rendrait un verdict impitoyable en se fondant sur de pareils témoignages ! Il serait perdu dans l'opinion publique et déshonoré à juste titre.
Eh bien, c'est le cas de l'Eglise.
Ce n'est pas tout. Il y a les contradictions.
D'après Luc, Marc et Mathieu les pontifes d'Israël n'osaient se saisir ouvertement de Jésus : ils cherchaient à éviter un esclandre et préféraient user de ruse.
Point vrai, affirme Jean, on l'attendait au Temple même, c'est-à-dire dans l'endroit le plus fréquenté et le plus vénéré de Jérusalem ; on l'y cherchait ; des ordres avaient été donnés de l'arrêter. Et Jésus savait cela.
Où est la vérité ? Pas dans ces témoignages, sûrement.
La suite montrera que les anciens du peuple ne redoutaient point le scandale et que la populace, loin de prendre le parti de l'audacieux novateur, s'acharna contre lui. On ne recula point du tout devant une procédure compliquée, non plus que devant une exposition publique à un carrefour de la ville.
Concluons à l'erreur manifeste et tendancieuse des évangélistes. Mais, évidemment, ils se faisaient besoin de ces suggestions pour rendre plausible le rôle inexplicable de Judas et nous imposer sa prétendue trahison.
[…]
Pas de traître.
Au fait, j'ai dit qu'il n'y avait nul besoin d'un traître, que cette étrange idée d'une trahison est idiote ; le moment est peut-être venu de donner mes raisons. Voici :
On a nécessairement besoin d'un traître quand le coupable (ou prétendu tel) se cache et qu'on ne parvient vient pas à mettre la main dessus. Sans remonter au déluge, ce fut le cas pour Pichegru, pour la duchesse de Berry, etc. On n'aurait pu les découvrir, s'il ne s'était trouvé un Leblanc et un Deutz pour divulguer leur retraite.
En ce qui concerne Jésus, rien de tout cela. Il se cache si peu, qu'il fait, 3 ou 4 jours avant son arrestation, une entrée bruyante à Jérusalem ; on ne voit que lui dans les rues ; il n'est jamais seul ce qui lui permettrait de passer inaperçu : non, il est accompagné de douze personnes. Puis, Jérusalem n'est pas de ces cités populeuses au sein desquelles il est facile de se dissimuler : c'est une petite ville de 40 à 50 mille habitants, tout au plus. On y est vite repéré.
Comble d'audace, Jésus organise un banquet. En somme, il fait tout ce qu'il peut pour attirer les regards.
Oui, me direz-vous, mais après ce banquet il sort de la ville et va se réfugier dans les champs. Que non. Il se rend, à son habitude, à Gethsémani qui est une sorte de square public aux portes mêmes de la ville.
Et tout cela est écrit textuellement dans les Evangiles.
Jésus lui-même en convient. En effet, quand on l'arrête, il dit : « J'étais tous les jours avec vous dans le Temple... »
Ce n'est pas sérieux. Qu'on y réfléchisse.
Qu'aurait fait Judas ? Enfoncer une porte ouverte.
Non, on ne conçoit son intervention qu'acceptée par tout le monde, dans un but de conciliation ; pour éviter des scènes regrettables ; aux fins de valoir au coupable des circonstances atténuantes, même un acquittement très possible malgré les rigueurs de la Loi...
Judas n'a point trahi parce qu'on n'eut jamais besoin de lui. Et cette raison est péremptoire.
Par ailleurs, Judas ayant quitté la pseudo-victime, ayant perdu contact, il était bien facile à Jésus, pour peu qu'il l'eut voulu, de s'évader, de prendre la fuite, de se cacher... s'il n'y avait pas eu accord entre tout le monde.
Sans doute, les Evangiles étant essentiellement contradictoires, il y en a trois qui portent la main au plat, mais chez Jean, « la main au plat » n'existe pas. Jésus dit : Celui à qui je donnerai un morceau, de pain trempé ».
[…]
Non ; ou bien les apôtres avaient trop festoyé ; ou bien ils ne voulaient point comprendre ; ou ces gens là, les chefs, les colonnes, les fondateurs de la nouvelle Eglise étaient des pleutres et des malpropres qui n'osaient pas se jeter sur le traître aussi nettement dénoncé, le massacrer ou, du moins, le mettre, dans l'impossibilité d'exécuter sa trahison, ou bien, ce que je crois, ce que je plaide, il n'y avait aucune trahison, le mot : me trahira, devant être pris dans une autre acception, constituant un déplorable malentendu qui persiste depuis vingt siècles, qui n'a que trop duré et qu'il faut faire disparaître. Ou, enfin, en tenant ce langage, Jésus entendait sauver son amour-propre de chef d'école et laisser croire qu'on l'exécutait. Pure malice.
A mon sens, Jésus et Judas sont d'accord et les apôtres, s'ils prêchent la résistance, n'en sont partisans que pour la frime, aimant mieux, réflexion faite, ne pas se compromettre dans l'aventure.
Pour moi cela me confirme en cette opinion que Jésus acquiesçait au plan, de Judas, à sa combinaison et avait décidé de se laisser arrêter, mais aimait mieux qu'il n'en parut rien.
[…]
Jésus dit : « ... l'un de vous me trahira ou : me livrera... » Ici, trahir est synonyme de livrer, il vient du latin traderer. Pourquoi a-t-on choisi une acception péjorative ? C'est une faute grossière. Jésus a voulu dire : l'un de vous me livrera. Il a dû dire cela avec un sourire ambigu, désabusé, résigné et comme une plaisanterie, puis'il était d'accord avec son apôtre pour les formalités à exécuter. Hé oui, l'un d'eux allait livrer Jésus, mais sans intention frauduleuse et malveillante ; dans le but, au contraire, d'arranger les choses.
Livrer, cela se conçoit très bien quand toutes les parties étaient d'accord pour que Jésus se livrât.
Traduisons donc « traderer » non pas par trahir, mais par livrer, remettre, confier.
Un traducteur est toujours un peu traître, affirme un proverbe italien.
[…]
Les apôtres n'en ignoraient rien, tout en espérant vaguement qu'à la dernière minute le Maître serait le plus fort, qu'il ferait acte de Dieu et triompherait de ses adversaires.
En pareil cas on est bien embarrassé ; les plus crédules ressentent des inquiétudes.
[…]
Mon impression, quand je vois les apôtres, non seulement ne pas se révolter, injurier, conspuer, brutaliser le traître, mais acquiescer à son acte, peut-être l'y encourager, c'est qu'ils le jugeaient rigoureusement raisonnable. C'est qu'ils en escomptaient le succès.
Ils venaient d'en causer longuement et étaient tombés d'accord et que c'était ce qu'il y avait de mieux à faire, qu'il n'y avait pas d'autre issue et que la démarche de Judas allait sauver Jésus.
[…]
Surtout que Jésus ajoute, presque amicalement :
- Va vite faire ce que tu as à faire.
Les apôtres, l'Evangile le répète, en étaient abasourdis. Ils n'y comprenaient rien. Ils ne savaient ce que cela voulait dire.
Et pourtant, ils n'ignoraient point que leur maître était décrété d'arrestation, qu'on allait le déférer au tribunal religieux ; on savait, de toute évidence, que ses prêches étaient hétérodoxes, que sa théologie, si belle fut-elle, était en contradiction avec la religion de l'Etat et constituait un crime prévu et puni par la Loi.
Ils devaient penser que, pour sauver Jésus de la mort, une intervention s'imposait !
Que tout cela est énigmatique.
Mais qu'il y ait trahison, non. Pas même apparence.
Ce serait, plutôt, tout le contraire : Judas ne trahissait pas, il servait courageusement le Maître. Judas va où l'appellent le devoir et l'amitié. Jésus va, de son côté, où son destin le conduit. L'entente entre Jésus et Judas en vue de se concilier la bienveillance des juges est encore prouvée parce fait qu'il n'eut tenu qu'au prophète d'échapper à l'arrestation publiquement annoncée.
Jésus pouvait aller où bon lui semblait ; Judas n'aurait pas su où le rejoindre. Il est donc bien vrai qu'on ne l'a pas livré ; il s'est livré lui-même ; parce que c'était ce que, en l'occurrence, il y avait de mieux à faire.
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D'après Luc, Marc et Mathieu (Jean est muet sur ce détail typique), Judas aurait convenu avec les sbires qu'il leur indiquerait Jésus en l'embrassant. Ils devaient pourtant l'avoir rencontré et écouté fréquemment ; ils devaient le connaître. De fait, devant le tribunal, on produisit bien des témoins qui déclarèrent le reconnaître pour le prophète qui prêchait dans le Temple.
Par contre, en Orient, je doute qu'on ait partagé ce sentiment de répulsion et cela pour la raison bien simple que le baiser est l'accompagnement habituel de toute salutation.
- Toi, tu ne m'as pas même baisé.
Quand on sait cela tout s'explique.
Mais, il faut le savoir.
Seuls, donc, les ignorants se laisseront piper à l'incident du baiser. Pour les autres, les initiés aux mœurs palestiniennes, ils se diront : « Comme il était convenu entre eux, Judas rendit à son jeune maître ce dernier service d'être près de lui au moment douloureux de l'arrestation ; il avait tenu à s'assurer que cette mesure de police judiciaire se passerait correctement, qu'aucune maladresse ne viendrait aggraver la situation du délinquant.
[…]
Le malheur voulut que, vers la fin de l'audience, dans un moment de fatigue, d'énervement et de dépression, il lâchât un aveu qui décida de la condamnation que Caïphe, navré, dut prononcer.
[Es-tu le roi des juifs ?]
[…]
Mais le plus désolé, le plus furieux, ce fut, peut-être notre excellent Judas. Il regretta amèrement d'être intervenu, de s'être mêlé de l'affaire.
Il y avait de quoi. Mais le cas n'était pas pendable.
D'après ce qu'on peut inférer logiquement de l'Evangile selon Mathieu, il serait revenu au Temple, aurait vivement reproché au sanhédrin un jugement qui pour être rigoureusement conforme à la Loi, n'en n'était pas moins inepte, il lui aurait jeté au nez trente pièces d'argent et aurait été se pendre.
Que faut-il en penser ?
Tous ces détails sont admissibles.
Judas avait du recevoir des assurances qu'on acquitterait.
Alors ? Alors, on lui expliqua que Jésus avait commis la bêtise d'avouer. On ne pouvait tout de même plus le renvoyer absout.
[…]
Puis, au fait et au fond, s'est-il pendu ?
[…]
Les 30 deniers
Arrivé à ce point de mon plaidoyer, ayant, me semble-t-il, très suffisamment démontré l'inconsistance de l'accusation qui pèse sur Judas, j'ai à mettre en évidence un détail qui souligne encore la puérilité de cette stupide invention.
Il s'agit du prix indiqué par Mathieu, par Mathieu tout seul. Les autres auteurs l'ignorent, ou, tout au moins, n'en parlent pas. C'était, cependant, un détail d'importance.
[…]
Les trois autres ignorent absolument que Judas se pendit : donc, le suicide n'est pas démontré ; pas vrai. Deux disent, que les magistrats d'Israël auraient promis à Judas... une somme d'argent ! Combien, ils ne savent pas ou n'en n'ont cure.
Un de nos quatre témoins est absolument muet sur les deux points.
Voyons : n'est-ce pas plus que suffisant pour nous mettre en défiance et que nous nous fassions cette conviction logique que ces deux points sont de pure fantaisie, sont, à tout le moins, aucunement certains, prouvés, démontrés, surtout qu'à cette impression d'autres suggestions s'ajoutent.
On peut trahir pour de l'argent. Quand Deutz livra la duchesse de Berry il reçut 500 mille francs qui lui furent remis avec des pincettes... a dit Alexandre Dumas (Je ne crois d'ailleurs pas à ce geste qui ne serait ni spirituel ni de bon goût).
On peut trahir pour rien, sans rien demander en échange, par simple malveillance, par représailles, pour se venger, pour se débarrasser de quelqu'un, voire par pure méchanceté.
Mais, on ne trahit pas pour 25 francs.
Surtout quand on n'en n'est pas réduit, à cela.
Trahir pour 25 francs ce serait idiot. Même si c'était vrai, ce ne serait pas vraisemblable, ce serait incroyable ; on ne le croirait pas.
Ne pensez-vous pas que ces 30 deniers c'était l'encaisse de la communauté jésusiste. Vous avez vu dans l'Évangile de Jean, que Judas avait sur lui le pécule des apôtres. Après leur dispersion, que voulez-vous qu'il en fit ?
Alors, comme maintenant, on a le devoir de remettre l'argent entre les mains des autorités. Ce que nous savons de Judas ne nous permet pas de douter qu'il accomplit correctement ce devoir.
N'insistons pas plus qu'il ne convient sur ce détail. 30 deniers ! On ne trahit pas pour 30 deniers. Rien que cette folle et ridicule invention démontre le caractère puéril de l'accusation.
[…]
Vous le calomniez quand vous le traitez de larron sans en fournir la moindre preuve. Quand a-t-il volé ? Dites-le nous.
[…]
Et à ce moment, du banquet, Jésus plaisante, il ironise, il qualifie aimablement de traître le bon camarade qui prend soin de l'appréhender en douceur, absolument comme nous traitons nos pharmaciens d'empoisonneurs, nos chirurgiens et dentistes de bourreaux.
On est tous si bien d'accord qu'aucun des apôtres ne proteste et ne s'insurge pas plus que le lendemain ils ne feront à Judas la moindre offense.
Ils laisseront passer des siècles avant de porter leur accusation.
[…]
Même, elle y trouva son compte.
Une trahison bien infâme ajoutait du charme à la légende et de la sympathie au Messie.
Les âmes simples et naïves à qui on racontait la chose avec des tremolos dans la voix devaient y aller de leurs pleurs et, attendries par cette humidification, n'en n'étaient que mieux prédisposées à croire.
Rappelez-vous comment cet excellent Clovis s'indignait de bon coeur aux récits que le non moins excellent Rémy lui faisait de la passion du Christ.
- Que n'étais-je là avec mes Francs ! s'écriait le fier Sicambre.
[…]
Pendant toute la durée de la vie publique de Jésus, Judas fut un apôtre irréprochable, jouissant même, parmi ses compagnons, d'un poste de confiance, ce sont là des témoignages en sa faveur.