En somme, Pascal avait trouvé la méthode des fiches.
Cette méthode consiste à imiter Gutenberg, lequel n'a pas inventé l'imprimerie, mais la séparation des signes selon l'idée qu'à chaque lettre doit correspondre un caractère séparé et maniable. Pascal découpait son texte en autant d'éléments qu'il y avait en lui de pensées séparables ; il rendait ainsi ses pensées mobiles, diversement mobilisables : les liasses pouvaient se faire, se défaire. A l'inverse des auteurs classiques qui composaient d'abord un plan fixe, qui enchaînaient leurs pensées à ce carcan. Pascal, stratège comme Bonaparte, voulait voir ses troupes demeurer libres et le plus longtemps possible, prêtes à entrer dans diverses combinaisons.
En somme, Pascal, toujours soucieux de concilier les contraires, avait voulu réunir les avantages de l'improvisation (qui crée le mouvement de style, faisant ressembler la phrase à la parole) et de l'ordre (lequel résulte d'une adaptation parfaite des moyens à la fin, ce qui exige une réflexion constante.
[…] il savait que, pour toucher la raison et le cœur, il faut user de plusieurs ordres à la fois et atteindre ce désordre ordonné, cet ordre multiple qu'il appelle « ordre de la charité », que Jésus-Christ a pratiqué, et qui consiste « en la digression sur chaque point qu'on rapporte à la fin pour la montrer toujours ».
Pascal, qui ne laissait rien à la coutume, et qui savait provoquer et utiliser le hasard, obtenait ainsi ce style si rare : naturel comme un cri de joie ou d'angoisse, dense comme un axiome.
[…]
Il ne s'attarde jamais dans un domaine exploré par lui. Et c'est ce qui donne à son oeuvre tant de dimensions. Il a conquis des royaumes : celui de l'espace et du nombre par ses découvertes sur le triangle arithmétique et sur les sections du cône; celui de la nature physique par ses expériences sur la pesanteur, le vide, l'équilibre des fluides, par ses vues sur l'infini double de grandeur et de petitesse; celui du mystère humain par son expérience du coeur; celui du mystère divin par son expérience de jésus. S'il s'était attardé en un quelconque de ces domaines, une existence n'eût pas suffi pour le connaître. Mais il a vu en chaque domaine, selon la loi du génie, ce qui était essentiel. Et, bien qu'il n'ait pas vécu quarante ans, il a pu (ayant connu le monde des corps, celui des esprits, celui de l'amour) apercevoir les ressemblances de ces mondes si divers, l'unité de la structure de toutes choses, comme un visiteur de cathédrales, qui, ayant observé les fondements, les piliers, les arcs, les portails, le mur, l'abside, apercevrait l'unité du Tout, multipliée, diversifiée par les parties participantes. « La nature s'imite », disait Pascal, ou encore : « Tout est un, tout est divers. Tout est un, mais l'un est dans l'autre comme les Trois personnes. » Tel était l'avantage de cet esprit d'interruption qui a permis à l' « effrayant génie » de tout conquérir, et surtout de tout comparer, et finalement de tout unir.
C'est dans cet esprit pascalien qu'il faut lire les pensées de Pascal ; je veux dire : en considérant chacune d'entre elles comme liée à toutes les autres et reflétante de tout. Ces fragments sont comme des flaques d'eau après l'orage : chacune, quoiqu'indépendante, résume en un sombre miroir les constellations.
Maintenant, on doit se demander quel est l'ordre de ses pensées auquel Pascal se serait arrêté, s'il avait vécu quelques années encore. Nous devinons qu'il rêvait d'un plan mobile, musical, aux perspectives multiples. Comme la télévision nous permet de contempler un spectacle (et par exemple le couronnement d'un roi) sous des angles divers sans être, comme le spectateur, cloué en un seul point, Pascal avait sans doute projeté un ouvrage surhumain, magique, où ses pensées auraient pu se mouvoir, se suivre et s'interrompre, se recomposer diversement, comme les couleurs.
[…]
Si Pascal avait achevé son ouvrage et publié un livre, les lois implacables de la ligne, de la composition, de l'ordre spatial et temporel, de la reliure et de l'édition, auraient imposé à ce volume l'immobilité égyptienne.