Qui donc ici se met toujours en tiers, y compris dans la vie familiale ou privée ? Nous n'avons plus de lieu ou nous débattre en liberté, sans que nul nous observe. Tartuffe, parasite, est introduit dans la maison, cela signifie qu'il est en tiers partout. Il attaque les relations plus que les êtres. II est d'abord en tiers entre l'aïeule et toute sa famille, il coupe leur dialogue ; il est en tiers entre mari et femme, entre père et fille, entre mère et fils, entre Valère et sa fiancée Mariane, entre le maître et son dépositaire. Il est en tiers dans les secrets d'amour et les secrets d'État. Dessinez les relations élémentaires de cette parenté vous n'en trouverez finalement pas une où il ne soit en tiers, et c'est à cela que reconnaitrez que l'action est finie, que l'exaction est consommée. C'est la logique de l'épidémie : le virus s'est multiplié, il est allé partout. L'action du parasite est d'aller à la relation. Il va, d'instinct, aux médiations et les occupe toutes. Il intrigue. Ce tiers, il faut le dire, est inclus. Il est inclus par le maitre en sa propre maison, il est distributivement inclus en tout rapport. II intercepte tous les liens entre toutes les places. Il capte tous les flux. Il est le tiers inclus.
Cela est absurde, cela est l'absurdité même et cela est ainsi, cependant. Comme le dénouement. Au sommet de l'action, Tartuffe est tout, en toutes places. Il est frère du père, il est son héritier, il est le mari de la femme et l'amant de la fille, il est le propriétaire. Nommez tous les personnages, il s'est substitué à tous. Lorsqu'on tient les relations, il est sûr qu'on tient les hommes Son mimétisme est bien plus que l'hypocrisie : ce n'est rien de dire qu'il contrefait le dévot, puisqu'il contrefait le père, le frère, le fils et l'amant. Il est le joker, placé partout à la fois en même temps, sous les même rapports. Qui est Tartuffe, truffe noire, boîte noire ? A-t-il même une identité ? Peut-on dire qu'il s'agit là de l'explosion du principe d'Individuation ? Qui est Tartuffe, qui est, a la fois, tant et tant de métamorphoses ? Est-ce le comédien ? Est-ce le comédien, celui qui joue à être tel ou tel ? Et que nous croyons, nous qui sommes qui nous sommes. Le parasite, le fou, le joker et le comédien, comment sont-ils des variétés d'imposteurs ? Bref. II est a et pas seulement a, il est b aussi bien, II peut être l'inverse, l'opposé, le contradictoire. A est b, ce qu'il faut démontrer. C'est, en rigueur, la logique même du dénouement. Ce n'était pas possible, eh bien, voilà, c'est possible. Ah, nous avons eu chaud.
S'il est un homme, il est tout cela, tortue crevée ou milan à la tête, lion sans rival ou devenu vieux s'il est un homme, il est tout le règne animal, par ses fabuleuses métamorphoses. Si vous ne reconnaissez pas le parasite, c'est justement qu'il court la fable et qu'il court le système, qu'il se transforme féeriquement. Ainsi le Saint-Esprit parle toutes les langues et chacun le reçoit dans la sienne propre : c'est la métamorphose absolue de l'être de la relation. II est tantôt légion de rats qui font du bruit dans le grenier, tantôt emmurage de roi, et roi, dans les palais où on s'incline. Citrouille et carrosse, souillon et princesse. La fable seule dit cela. Seule la fable et sa métempsycose permettent de voir le même troisième homme à la niche, dans la table et sur le trône. S'il est homme, il n'est né, comme un élément neutre, un joker, il n'est rien que ce pouvoir étrange de grimace et de grimage. Ce matin, il défend les humbles, la justice; à midi, on n'entend que lui, ce soir il prend tous les postes et demain il est roi. Ou autrement. Et ce pouvoir est simplement issu de ce qu'il est la relation et qu'il n'est pas fixé dans l'être, qu'il n'est pas fiché dans une station, qu'iI est dans le fonctionnement des relations en ce qu'il est plongé dans leur fuseau en ce qu'il est relationnnel, et donc en ce qu'il est multiple et collectif Comme il est, sans savoir clairement ce qu'il est, dans la boîte noire du sociétaire, on l'en voit ressortir sous des apparences variées. Il est sophiste et politique. Il a intérêt que tout un chacun soit fiché à sa place et fixé dans son être. La relation mobile cherche à pérenniser la permanence de l'Etre. S'il est homme, il est comédien. II monte les tréteaux, il plante les décors, invente le théâtre, impose le théâtre. Il est tous les visages de l'écran. S'il est homme, il est à l'origine de la comédie, de la tragédie, du cirque et de la farce, des réunions publiques où il recueille le vacarme des légitimités. S'il est homme, il est le joker des systèmes gratuits de collectivités. Il est la technique sociale, il sait jouer à la maîtrise des hommes et à leur domesticité.
Le parasite, 1980