On vient en aide au faible, certes ; mais aussitôt apparaît le danger de laisser en arrière le bien doué, comme si le fait de sortir de l'ordinaire était déjà par lui-même quelque chose de scabreux et d'inconvenant. L'homme moyen n'a que méfiance et suspicion à l'égard de ce que son intelligence ne peut saisir. « Il est trop intelligent » - raison suffisante pour qu'on le soupçonne de toutes les noirceurs.

[...]

Ce que la fillette racontait à son retour de l'école semblait si ridicule que les parents eurent l'impression qu'on y traitait les enfants comme des idiots et qu'on entreprenait de les abêtir. La mère se renseigna auprès du directeur. Elle apprit que la maîtresse avait reçu une formation d'institutrice pour arriérés et qu'elle avait autrefois enseigné des enfants déficients. De toute évidence, elle ne savait pas comment procéder avec des enfants normaux. Par bonheur, on put confier à temps la fillette à une institutrice normale entre les mains de laquelle elle s'épanouit.


[...]


Le problème que pose l'enfant doué est loin d'être simple. Cet enfant ne manifeste pas ses dons uniquement en étant un bon élève. Il arrive qu'il ne le soit pas du tout. Il peut se montrer sous un jour défavorable parce qu'il est particulièrement distrait, qu'il a la tête remplie d'un ramassis de choses disparates, qu'il est paresseux, négligent, inattentif, dissipé, entêté; il peut même parfois donner l'impression d'un enfant endormi. Si l'on se contente de l'observer de l'extérieur, il arrive que l'on ait beaucoup de peine à le distinguer du faible d'esprit.

[...]


Pourtant, l'existence d'une imagination vive ou d'intérêts originaux n'apporte pas la preuve de la présence de dons spéciaux parce que l'on rencontre aussi cette imagination et ces intérêts anormaux dans les antécédents des névroses et des psychoses qui se développeront plus tard. C'est à la nature de la fantaisie que l'on reconnaîtra les dons. Evidemment il faut savoir distinguer une fantaisie intelligente d'une fantaisie stupide. Ce qui guidera le jugement, c'est l'originalité, la conséquence, l'intensité, la finesse des formes imaginatives ainsi que leur possibilité latente de réalisation future.

[...]


Et surtout les degrés de maturité peuvent différer à l'extrême. La précocité peut, dans le secteur doué, être anormale, tandis que, par ailleurs, les fonctions mentales restent au-dessous du seuil normal de l'âge. L'image que l'on obtient de l'extérieur est parfois trompeuse; on se croit en présence d'un enfant plutôt en retard dans son développement et d'un niveau mental inférieur et l'on n'attend rien qui soit au-dessus du normal.

[...]


Je me rappelle des garçons qui, à l'école, se faisaient remarquer par leur sottise et qui, pourtant, faisaient preuve d'une intelligence remarquable quand ils travaillaient dans l'exploitation agricole de leurs parents.

[...]

Les altérations, les mensonges et autres négligences morales si fréquentes chez les adultes peuvent constituer des problèmes troublants pour l'enfant moralement doué. On ne sait pas voir ou l'on sous-estime la sensitivité ou la précocité d'esprit de l'enfant bien doué; il en est exactement de même de sa critique morale et affective. Les dons du coeur n'ont pas toujours la précision ni le caractère pressant des dons intellectuels et techniques et s'il est indispensable que l'éducateur apporte aux seconds une compréhension particulière, ce sont pourtant les premiers qui exigent de lui une qualité essentielle : il faut qu'il soit lui-même éduqué. Dans ces cas-là, il devient clair comme le jour que l'efficacité de l'éducateur ne provient pas des paroles qui tombent de sa bouche, mais bien de ce qu'il est. Tout éducateur, au sens le plus large du terme, devrait toujours en conscience se demander s'il réalise en lui-même et dans sa vie ce qu'il enseigne. La psychothérapie nous a permis de comprendre que ni le savoir, ni l'habileté technique n'ont, en dernière analyse, d'action salutaire et que seule la personnalité est efficace; l'éducation n'y fait pas exception : elle présuppose l'éducation de soi.


[...]

Pour toutes ces raisons, je considère qu'il est difficile de répondre à la question souvent posée : serait-il avantageux d'élever les enfants particulièrement doués dans des classes spéciales, comme on l'a proposé? En ce qui me concerne, je ne voudrais pas être l'expert chargé de sélectionner les enfants destinés à ces classes. S'il est vrai que certains d'entre eux progresseraient considérablement, leur faiblesse dans d'autres domaines intellectuels ou humains pour lesquels ils ne seraient pas aussi bien dotés s'opposerait à cette solution. Dans une classe spéciale de bien doués, l'enfant court le danger de se développer unilatéralement. Au contraire, dans une classe normale, il s'ennuiera, certes, quand il s'agira de la matière dans laquelle il est supérieur, mais l'étude des autres lui rappellera son retard et cela ne peut que lui être utile et nécessaire au point de vue moral. C'est qu'en effet, en ce qui concerne la morale, les dons peuvent provoquer un certain sentiment de supériorité, donc une certaine inflation qu'il serait utile de contrebalancer par une humilité équivalente. Malheureusement les enfants bien doués sont souvent gâtés; ils s'attendent à bénéficier d'un traitement d'exception.

[...]


Il me semble donc préférable que l'enfant doué soit instruit et éduqué avec d'autres dans une classe normale sans accentuer davantage sa situation d'exception en le mettant dans une classe spéciale. En fin de compte, l'école représente déjà une fraction du vaste monde; elle en renferme, à une échelle réduite, tous les facteurs auxquels l'enfant se heurtera plus tard dans la vie et en présence desquels il lui faudra prendre position. Il faut qu'il apprenne, dès l'école, qu'il est nécessaire de s'y adapter; s'il y a parfois des heurts, ce ne sera pas une catastrophe.


[...]


Il n'est pas si rare en effet que les parents cherchent à réaliser par l'enfant doué les ambitions qu'ils n'ont pu satisfaire; ils le gavent à moins qu'ils ne le stimulent à des actions d'éclat au détriment de son avenir, comme on a pu le constater pour certains enfants prodiges.


[...]



Le nivellement grégaire de la masse populaire par écrasement de sa structure, qui est naturellement aristocratique ou hiérarchique, conduit tôt ou tard à la catastrophe. Le nivellement des valeurs fait disparaître les points d'orientation et c'est alors qu'apparaît inévitablement le désir d'être dirigé.


[...]


Comme il y a parmi les élèves des natures douées, dotées d'une haute tension qu'il ne faut ni borner ni étouffer, les matières enseignées à l'école ne doivent pas négliger le général et l'universel pour se perdre dans une spécialisation exagérée. Au contraire, à la jeunesse montante, il faut au moins signaler les portes qui s'ouvrent sur les divers domaines de la vie et de l'esprit.


[...]


L'avenir est toujours obscur; il faudra le mettre à l'épreuve. Ce nouveau, ce pourra tout aussi bien être une maladie. C'est pourquoi le progrès véritable ne peut se réaliser qu'avec la maturité du jugement. Et un jugement bien-fondé exige un point d'appui solide que seule peut donner une connaissance approfondie de ce qui fut. Celui qui, ignorant de la continuité historique, rompt les liens, qui les rattachent au passé, court le danger de succomber aux suggestions aveugles et aux errements de toutes les nouveautés. Le tragique, dans toute innovation, c'est qu'on pèche par excès. Cette soif de nouveau, Dieu merci, n'est pas le vice national de la Suisse. Mais nous vivons au sein d'un vaste monde qu'agitent les fièvres inconnues du renouvellement. En face de ce spectacle effrayant et grandiose, nous espérons que notre jeunesse opposera une force de résistance plus grande que jamais, d'abord pour la stabilité de notre patrie et, d'autre part, pour l'amour de la culture européenne qui n'a rien à gagner au remplacement, par leur contraire, des conquêtes du passé de la chrétienté.
Le doué est celui qui porte le flambeau. La nature elle-même l'a choisi pour cette haute destinée.


in Psychologie et éducation