Académie métaphysique

 

Paroles

 

Accueil > Classement thématique > Intellectuels / Livres > Guénon (René)

Tous les thèmes

 

 

« Le "Jugement Dernier", ne peut, ne pourra se faire, QUE sur les paroles dites en tous les temps par les hommes et les responsables des diffusions qui ont conditionné le monde, au TEST du Testament du Christ qui l'a ré-digé au commencement pour qu'en Fin il s'ouvrit et con-Fonde toute la Dispersion, cette "Diaspora" "tra-issante" ou trahissante à travers l'Ordre Divin de Rassemblement. Qui, quelle religion, quelle académie, quelle initiation, s'est voulue assez large de coeur et d'esprit pour rassembler toutes les brebis égarées de la Maison d'Israël, c'est-à-dire, non pas le pays des juifs, mais la Maison de Dieu qu'est le Verbe par TOUT : IS-RA-EL : "l'Intelligence-Royale-de Dieu", contre laquelle l'homme doit "lutter", "l'emporter" (de la racine hébraïque sârôh), ce qu'est en vérité l'antique Iswara-El, cette "Agartha" invisible, enfouie dans les profondeurs de la "Terre", c'est-à-dire de l'Homme, dans ses ténèbres. »

André Bouguénec, Entretien avec l'homme, article Qui est Judas ?

 

 

 

"Spéculation" dans les textes de René Guénon (extraits choisis) - Varia

Aperçus sur l'initiation

Maintenant, il y a encore quelque chose de plus : si l’on examine de près la liste des défauts corporels qui sont considérés comme des empêchements à l’initiation, on constatera qu’il en est parmi eux qui ne semblent pas très graves extérieurement, et qui, en tout cas, ne sont pas tels qu’ils puissent s’opposer à ce qu’un homme exerce le métier de constructeur2. C’est donc qu’il n’y a là encore qu’une explication partielle, bien qu’exacte dans toute la mesure où elle est applicable, et que, en outre des conditions requises par le métier, l’initiation en exige d’autres qui n’ont plus rien à voir avec celui-ci, mais qui sont uniquement en rapport avec les modalités du travail rituélique, envisagé d’ailleurs non pas seulement dans sa « matérialité », si l’on peut dire, mais surtout comme devant produire des résultats effectifs pour l’être qui l’accomplit. Ceci apparaîtra d’autant plus nettement que, parmi les diverses formulations des landmarks (car, bien que non écrits en principe, ils ont cependant été souvent l’objet d’énumérations plus ou moins détaillées), on se reportera aux plus anciennes, c’est-à-dire à une époque où les choses dont il s’agit étaient encore connues, et même, pour quelques-uns tout au moins, connues d’une façon qui n’était pas simplement théorique ou « spéculative », mais réellement « opérative », dans le vrai sens auquel nous faisions allusion plus haut. En faisant cet examen, on pourra même s’apercevoir d’une chose qui, assurément, semblerait aujourd’hui tout à fait extraordinaire à certains s’ils étaient capables de s’en rendre compte : c’est que les empêchements à l’initiation, dans la Maçonnerie, coïncident presque entièrement avec ce que sont, dans l’Eglise catholique, les empêchements à l’ordination.

 

 

Nous devons encore faire remarquer qu’il est certains défauts qui, sans être tels qu’ils s’opposent à une initiation virtuelle, peuvent l’empêcher de devenir effective ; il va de soi, d’ailleurs, que c’est ici surtout qu’il y aura lieu de tenir compte des différences de méthodes qui existent entre les diverses formes initiatiques ; mais, dans tous les cas, il y aura des conditions de cette sorte à considérer dès lors qu’on entendra passer du « spéculatif » à l’« opératif ». Un des cas les plus généraux, dans cet ordre, sera notamment celui des défauts qui, comme certaines déviations de la colonne vertébrale, nuisent à la circulation normale des courants subtils dans l’organisme ; il est à peine besoin, en effet, de rappeler le rôle important que jouent ces courants dans la plupart des processus de réalisation, à partir de leur début même, et tant que les possibilités individuelles ne sont pas dépassées. Il convient d’ajouter, pour éviter tonte méprise à cet égard, que, si la mise en action de ces courants est accomplie consciemment dans certaines méthodes, il en est d’autres où il n’en est pas ainsi, mais où cependant une telle action n’en existe pas moins effectivement et n’en est même pas moins importante en réalité ; l’examen approfondi de certaines particularités rituéliques, de certains « signes de reconnaissance » par exemple (qui sont en même temps tout autre chose quand on les comprend vraiment), pourrait fournir là-dessus des indications très nettes, bien qu’assurément inattendues pour qui n’est pas habitué à considérer les choses à ce point de vue qui est proprement celui de la « technique » initiatique.

 

La philosophie est donc, si l’on veut, et pour mettre les choses au mieux, la « sagesse humaine », ou une de ses formes, mais elle n’est en tout cas que cela, et c’est pourquoi nous disons qu’elle est bien peu de chose au fond ; et elle n’est que cela parce qu’elle est une spéculation toute rationnelle, et que la raison est une faculté purement humaine, celle même par laquelle se définit essentiellement la nature individuelle humaine comme telle.

 

C’est là que réside la confusion, vraiment étrange de la part de ceux qui ont quelque prétention plus ou moins avouée à servir de « guides » à autrui dans un domaine où, précisément, les rites jouent un rôle essentiel et de la plus grande importance, en tant que « véhicules » indispensables des influences spirituelles sans lesquelles il ne saurait être question du moindre contact effectif avec des réalités d’ordre supérieur, mais seulement d’aspirations vagues et inconsistantes, d’« idéalisme » nébuleux et de spéculations dans le vide.

 

 

 

Or mieux vaut peut-être encore nier totalement sa valeur, ce qui équivaut en somme à l’ignorer purement et simplement, que de le rabaisser ainsi et, trop souvent, de présenter en son nom et à sa place l’expression de vues particulières quelconques, plus ou moins coordonnées, sur toute sorte de choses qui, en réalité, ne sont initiatiques ni en elles-mêmes, ni par la façon dont elles sont traitées ; c’est là proprement cette déviation du travail « spéculatif » à laquelle nous avons déjà fait allusion.

 

 

Cette préparation théorique, si indispensable qu’elle soit en fait, n’a pourtant en elle-même qu’une valeur de moyen contingent et accidentel ; tant qu’on s’en tient là, on ne saurait parler d’initiation effective, même au degré le plus élémentaire. S’il n’y avait rien de plus ni d’autre, il n’y aurait là en somme que l’analogue, dans un ordre plus élevé, de ce qu’est une « spéculation » quelconque se rapportant à un autre domaine1, car une telle connaissance, simplement théorique, n’est que par le mental, tandis que la connaissance effective est « par l’esprit et l’âme », c’est-à-dire en somme par l’être tout entier, C’est d’ailleurs pourquoi, même en dehors du point de vue initiatique, les simples mystiques, sans dépasser les limites du domaine individuel, sont cependant, dans leur ordre qui est celui de la tradition exotérique, incontestablement supérieurs non seulement aux philosophes, mais même aux théologiens, car la moindre parcelle de connaissance effective vaut incomparablement plus que tous les raisonnements qui ne procèdent que du mental.

On pourrait comparer une telle « spéculation », dans l’ordre ésotérique, non pas à la philosophie qui ne se réfère qu’a un point de vue tout profane, mais plutôt à. ce qu’est la théologie dans l’ordre traditionnel exotérique et religieux.  

  

 

Tant que la connaissance n’est que par le mental, elle n’est qu’une simple connaissance « par reflet », comme celle des ombres que voient les prisonniers de la caverne symbolique de Platon, donc une connaissance indirecte et tout extérieure ; passer de l’ombre à la réalité, saisie directement en elle-même, c’est proprement passer de l’« extérieur » à l’« intérieur », et aussi, au point de vue où nous nous plaçons plus particulièrement ici, de l’initiation virtuelle à l’initiation effective. Ce passage implique la renonciation au mental, c’est-à-dire à toute faculté discursive qui est désormais devenue impuissante, puisqu’elle ne saurait franchir les limites qui lui sont imposées par sa nature même3 ; l’intuition intellectuelle seule est au delà de ces limites, parce qu’elle n’appartient pas à l’ordre des facultés individuelles. On peut, en employant le symbolisme traditionnel fondé sur les correspondances organiques, dire que le centre de la conscience doit être alors transféré du « cerveau » au « cœur »4 ; pour ce transfert, toute « spéculation » et toute dialectique ne sauraient évidemment plus être d’aucun usage ; et c’est à partir de là seulement qu’il est possible de parler véritablement d’initiation effective. Le point où commence celle-ci est donc bien au delà de celui où finit tout ce qu’il peut y avoir de relativement valable dans quelque « spéculation » que ce soit ; entre l’un et l’autre, il y a un véritable abîme, que la renonciation au mental, comme nous venons de le dire, permet seule de franchir. Celui qui s’attache au raisonnement et ne s’en affranchit pas au moment voulu demeure prisonnier de la forme, qui est la limitation par laquelle se définit l’état individuel ; il ne dépassera donc jamais celui-ci, et il n’ira jamais plus loin que l’« extérieur », c’est-à-dire qu’il demeurera lié au cycle indéfini de la manifestation. Le passage de l’« extérieur » à l’« intérieur », c’est aussi le passage de la multiplicité à l’unité, de la circonférence au centre, au point unique d’où il est possible à l’être humain, restauré dans les prérogatives de l’« état primordial », de s’élever aux états supérieurs 1 et, par la réalisation totale de sa véritable essence, d’être enfin effectivement et actuellement ce qu’il est potentiellement de toute éternité. Celui qui se connaît soi-même dans la « vérité » de l’« Essence » éternelle et infinie2, celui-là connait et possède toutes choses en soi-même et par soi-même, car il est parvenu à l’état inconditionné qui ne laisse hors de soi aucune possibilité, et cet état, par rapport auquel tous les autres, si élevés soient-ils, ne sont réellement encore que des stades préliminaires sans aucune commune mesure avec lui3, cet état qui est le but ultime de toute initiation, est proprement ce qu’on doit entendre par l’« Identité Suprême »

 

 

 

 

CHAPITRE XXIX « OPÉRATIF » ET « SPÉCULATIF »

Lorsque nous avons traité la question des qualifications initiatiques, nous avons fait allusion à une certaine méprise très répandue sur le sens du mot « opératif », et aussi, par suite, sur celui du mot « spéculatif » qui en est en quelque sorte l’opposé ; et, comme nous le disions alors, il nous paraît qu’il y a lieu d’insister plus spécialement sur ce sujet, parce qu’il y a un étroit rapport entre cette méprise et la méconnaissance générale de ce que doit être réellement l’initiation. Historiquement, si l’on peut dire, la question se pose d’une façon plus particulière à propos de la Maçonnerie, puisque c’est là que les termes dont il s’agit sont employés habituellement ; mais il n’est pas difficile de comprendre qu’elle a au fond une portée beaucoup plus étendue, et qu’il y a même là quelque chose qui, suivant des modalités diverses, est susceptible de s’appliquer à toutes les formes initiatiques ; c’est ce qui en fait toute l’importance au point de vue où nous nous plaçons. Le point de départ de l’erreur que nous signalons consiste en ceci : du fait que la forme de l’initiation maçonnique est liée à un métier, ce qui d’ailleurs, comme nous l’avons indiqué, est fort loin d’être un cas exceptionnel, et que ses symboles et ses rites, en un mot ses méthodes propres, dans tout ce qu’elles ont de « spécifique », prennent essentiellement leur appui dans le métier de constructeur, on en est arrivé à confondre « opératif » avec « corporatif », s’arrêtant ainsi à l’aspect le plus extérieur et le plus superficiel des choses, ainsi qu’il est naturel pour qui n’a aucune idée ni même aucun soupçon de la « réalisation » initiatique. L’opinion la plus répandue pourrait donc se formuler ainsi : les Maçons « opératifs » étaient exclusivement des hommes de métier ; peu à peu, ils « acceptèrent » parmi eux, à titre honorifique en quelque sorte, des personnes étrangères à l’art de bâtir1 ; mais, finalement, il arriva que ce second élément devint prédominant, et c’est de là que résulta la transformation de la Maçonnerie « opérative » en Maçonnerie « spéculative », n’ayant plus avec le métier qu’un rapport fictif ou « idéal ». Cette Maçonnerie « spéculative » date, comme on le sait, du début du XVIIIème siècle ; mais certains, constatant la présence de membres non ouvriers dans l’ancienne Maçonnerie « opérative », croient pouvoir

 

1 En fait, ces personnes devaient cependant avoir tout au moins quelque lien indirect avec cet art, ne fût-ce qu’à titre de « protecteurs » (ou patrons au sens anglais de ce mot) : c’est d’une façon analogue que, plus tard, les imprimeurs (dont le rituel était constitué, dans sa partie principale, par la « légende » de Faust) « acceptèrent » tous ceux qui avaient quelque rapport avec l’art du livre, c’est-à-dire non seulement les libraires, mais aussi les auteurs eux- mêmes.

 

en conclure que ceux-là étaient déjà des Maçons « spéculatifs ». Dans tous les cas, on semble penser, d’une façon à peu près unanime, que le changement qui donna naissance à la Maçonnerie « spéculative » marque une supériorité par rapport à ce dont celle-ci est dérivée, comme si elle représentait un « progrès » dans le sens « intellectuel » et répondait à. une conception d’un niveau plus élevé ; et on ne se fait pas faute, à cet égard, d’opposer les « spéculations » de la « pensée » aux occupations de métier, comme si c’était là ce dont il s’agit quand on a affaire à des choses qui relèvent, non pas de l’ordre des activités profanes, mais du domaine initiatique.

En fait, il n’y avait anciennement d’autre distinction que celle des Maçons « libres », qui étaient les hommes de métier, s’appelant ainsi à cause des franchises qui avaient été accordées par les souverains à leurs corporations, et sans doute aussi (nous devrions peut-être même dire avant tout) parce que la condition d’homme libre de naissance était une des qualifications requises pour être admis à l’initiation1, et des Maçons « acceptés », qui, eux, n’étaient pas des professionnels, et parmi lesquels une place à part était faite aux ecclésiastiques, qui étaient initiés dans des Loges spéciales2 pour pouvoir remplir la fonction de « chapelain » dans les Loges ordinaires ; mais les uns et les autres étaient également, bien qu’à des titres différents, des membres d’une seule et même organisation, qui était la Maçonnerie « opérative » ; et comment aurait-il pu en être autrement, alors qu’aucune Loge n’aurait pu fonctionner normalement sans être pourvue d’un « chapelain », donc sans compter tout au moins un Maçon « accepté » parmi ses membres3 ? Il est exact, par ailleurs, que c’est parmi les Maçons « acceptés » et par leur action que s’est formée la Maçonnerie « spéculative »4 ; et ceci peut en somme s’expliquer assez simplement par le fait que, n’étant pas rattachés directement au métier, et n’ayant pas, par là même, une base aussi solide pour le travail initiatique sous la forme dont il s’agit, ils pouvaient, plus facilement ou plus complètement que d’autres, perdre de vue une partie de ce que comporte l’initiation, et nous dirons même la partie la plus importante, puisque c’est celle qui concerne proprement la « réalisation »5. Encore faut-il ajouter qu’ils étaient peut-être aussi, par leur situation sociale et leurs relations extérieures, plus accessibles à certaines influences du monde profane, politiques, philosophiques ou autres, agissant également dans le même sens, en les « distrayant », dans l’acception propre du mot, du travail initiatique, si même elles n’allaient pas jusqu’à les amener

 

1 On ne peut, sans détourner complètement les mots de leur sens légitime, donner une autre interprétation à l’expression « né libre » (free-born) appliquée au candidat à l’initiation, et qui n’a assurément rien à voir avec l’affranchissement de soi-disant « préjugés » quelconques !

2 Ces Loges étaient dites Lodges of Jakin, et le « chapelain » lui-même était appelé Brother Jakin dans l’ancienne Maçonnerie « opérative ».

3 En réalité, nous devrions même dire qu’elle en comptait obligatoirement deux, l’autre étant un médecin.

4 Ces Maçons n’avaient d’ailleurs pas reçu la totalité des grades « opératifs », et c’est par là que s’explique l’existence, au début de la Maçonnerie « moderne », de certaines lacunes qu’il fallut combler par la suite, ce qui ne put se faire que par l’intervention des survivants de la Maçonnerie « ancienne », beaucoup plus nombreux encore au XVIIIème siècle que ne le croient généralement les historiens. 

5 Nous avons déjà marqué cette différence précédemment, à propos de l’état actuel du Compagnonnage et de la Maçonnerie ; les Compagnons appellent volontiers les Maçons « leurs Frères spéculatifs », et, en même temps que cette expression implique la reconnaissance d’une communauté d’origine, il y entre aussi parfois une certaine nuance de dédain qui, à vrai dire, n’est pas entièrement injustifiée, ainsi qu’on pourra le comprendre par les considérations que nous exposons ici.

 

à commettre de fâcheuses confusions entre les deux domaines, ainsi que cela ne s’est vu que trop souvent par la suite.

C’est ici que, tout en étant parti de considérations historiques pour la commodité de notre exposé, nous touchons au fond même de la question : le passage de l’« opératif » au « spéculatif », bien loin de constituer un « progrès » comme le voudraient les modernes qui n’en comprennent pas la signification, est exactement tout le contraire au point de vue initiatique ; il implique, non pas forcément une déviation à proprement parler, mais du moins une dégénérescence au sens d’un amoindrissement ; et, comme nous venons de le dire, cet amoindrissement consiste dans la négligence et l’oubli de tout ce qui est « réalisation », car c’est là ce qui est véritablement « opératif », pour ne plus laisser subsister qu’une vue purement théorique de l’initiation. Il ne faut pas oublier, en effet, que « spéculation » et « théorie » sont synonymes; et il est bien entendu que le mot « théorie » ne doit pas être pris ici dans son sens originel de « contemplation », mais uniquement dans celui qu’il a toujours dans le langage actuel, et que le mot « spéculation » exprime sans doute plus nettement, puisqu’il donne, par sa dérivation même, l’idée de quelque chose qui n’est qu’un « reflet », comme l’image vue dans un miroir1, c’est-à-dire une connaissance indirecte, par opposition à la connaissance effective qui est la conséquence immédiate de la « réalisation », ou qui plutôt ne fait qu’un avec celle-ci. D’un autre côté, le mot « opératif » ne doit pas être considéré exactement comme un équivalent de « pratique », en tant que ce dernier terme se rapporte toujours à l’« action » (ce qui est d’ailleurs strictement conforme à son étymologie), de sorte qu’il ne saurait être employé ici sans équivoque ni impropriété2 ; en réalité, il s’agit de cet « accomplissement » de l’être qu’est la « réalisation » initiatique, avec tout l’ensemble des moyens de divers ordres qui peuvent être employés en vue de cette fin ; et il n’est pas sans intérêt de remarquer qu’un mot de même origine, celui d’« œuvre », est aussi usité précisément en ce sens dans la terminologie alchimique. Il est dès lors facile de se rendre compte de ce qui reste dans le cas d’une initiation qui n’est plus que « spéculative » : la transmission initiatique subsiste bien toujours, puisque la « chaine » traditionnelle n’a pas été interrompue ; mais, au lieu de la possibilité d’une initiation effective toutes les fois que quelque défaut individuel ne vient pas y faire obstacle, on n’a plus qu’une initiation virtuelle, et condamnée à demeurer telle par la force même des choses, puisque la limitation « spéculative » signifie proprement que ce stade ne peut plus être dépassé, tout ce qui va plus loin étant de l’ordre « opératif » par définition même. Cela ne veut pas dire, bien entendu, que les rites n’aient plus d’effet en pareil cas, car ils demeurent toujours, et même si ceux qui les accomplissent n’en sont plus conscients, le véhicule de l’influence spirituelle ; mais cet effet est pour ainsi dire « différé » quant à son développement « en acte », et il n’est que comme un germe auquel manquent les conditions

1 Le mot speculum, en latin, signifie en effet « miroir ».

2 Il y a là, en somme, toute la différence qui existe en grec entre les sens respectifs des deux mots praxis et nécessaires à son éclosion, ces conditions résidant dans le travail « opératif » par lequel seul l’initiation peut être rendue effective.

 

nécessaires à son éclosion, ces conditions résidant dans le travail "opératif" par lequel seul l'initiation peut être rendue effective.

A ce propos, nous devons encore insister sur le fait qu’une telle dégénérescence d’une organisation initiatique ne change pourtant rien à sa nature essentielle, et que même la continuité de la transmission suffit pour que, si des circonstances plus favorables se présentaient, une restauration soit toujours possible, cette restauration devant alors nécessairement être conçue comme un retour à l’état « opératif ». Seulement, il est évident que plus une organisation est ainsi amoindrie, plus il y a de possibilités de déviations au moins partielles, qui d’ailleurs peuvent naturellement se produire dans bien des sens différents ; et ces déviations, tout en n’ayant qu’un caractère accidentel, rendent une restauration de plus en plus difficile en fait, bien que, malgré tout, elle demeure encore possible en principe. Quoi qu’il en soit, une organisation initiatique possédant une filiation authentique et légitime, quel que soit l’état plus ou moins dégénéré auquel elle se trouve réduite présentement, ne saurait assurément jamais être confondue avec une pseudo-initiation quelconque, qui n’est en somme qu’un pur néant, ni avec la contre-initiation, qui, elle, est bien quelque chose, mais quelque chose d’absolument négatif, allant directement à l’encontre du but que se propose essentiellement toute véritable initiation1. D’autre part, l’infériorité du point de vue « spéculatif », telle que nous venons de l’expliquer, montre encore, comme par surcroît, que la « pensée », cultivée pour elle-même, ne saurait en aucun cas être le fait d’une organisation initiatique comme telle ; celle-ci n’est point un groupement où l’on doive « philosopher » ou se livrer à des discussions « académiques », non plus qu’à tout autre genre d’occupation profane2. La « spéculation » philosophique, quand elle s’introduit ici, est déjà une véritable déviation, tandis que la « spéculation » portant sur le domaine initiatique, si elle est réduite à elle-même au lieu de n’être, comme elle le devrait normalement, qu’une simple préparation au travail « opératif », constitue seulement cet amoindrissement dont nous avons parlé précédemment. Il y a encore là une distinction importante, mais que nous croyons suffisamment claire pour qu’il ne soit pas nécessaire d’y insister davantage ; en somme, on peut dire qu’il y a déviation, plus ou moins grave suivant les cas, toutes les fois qu’il y a confusion entre le point de vue initiatique et le point de vue profane. Ceci ne doit pas être perdu de vue lorsqu’on veut apprécier le degré de dégénérescence auquel une organisation initiatique peut être parvenue ; mais, en dehors de toute déviation, on peut toujours, d’une façon très exacte, appliquer les termes « opératif » et « spéculatif », à l’égard d’une forme initiatique quelle qu’elle soit, et même si elle ne prend pas un métier

1 Nous avons eu, à diverses reprises, l’occasion de constater que de telles précisions n’étaient nullement superflues ; aussi devons-nous protester formellement contre toute interprétation tendant, par une confusion volontaire ou involontaire, appliquer à une organisation initiatique quelle qu’elle soit ce qui, dans nos écrits, se rapporte en réalité soit à la pseudo-initiation, soit à la contre-initiation.

2 Nous n’avons jamais pu comprendre ce que voulait dire au juste l’expression de « sociétés de pensée », inventée par certains pour désigner une catégorie de groupements qui parait assez mal définie ;mais ce qu’il y a de sûr, c’est que, même s’il existe réellement quelque chose à quoi cette dénomination puisse convenir, cela ne saurait en tout cas avoir le moindre rapport avec quelque organisation initiatique que ce soit.

 

comme « support », en les faisant correspondre respectivement à l’initiation effective et à l’initiation virtuelle.

 

 

Etude des doctrines hindoues

ce que nous disions à propos des caractères de la métaphysique : ce qui constitue l’objet propre d’une spéculation, ce ne sont pas précisément les choses mêmes qu’elle étudie, mais c’est le point de vue sous lequel elle étudie les choses.



Pour revenir à la question même qui nous occupe présentement, nous rappellerons que nous avons déjà indiqué ce qui distingue, de la façon la plus essentielle, une doctrine métaphysique et un dogme religieux : c’est que, tandis que le point de vue métaphysique est purement intellectuel, le point de vue religieux implique, comme caractéristique fondamentale, la présence d’un élément sentimental qui influe sur la doctrine elle-même, et qui ne lui permet pas de conserver l’attitude d’une spéculation purement désintéressée ; c’est bien là, en effet, ce qui a lieu pour la théologie, quoique d’une façon plus ou moins marquée suivant que l’on envisage l’une ou l’autre des différentes branches en lesquelles elle peut être divisée. Ce caractère sentimental n’est nulle part plus accentué que dans la forme proprement « mystique » de la pensée religieuse ; et disons à ce propos que, contrairement à une opinion beaucoup trop répandue, le mysticisme, par là même qu’il ne saurait être conçu en dehors du point de vue religieux, est totalement inconnu en Orient. Nous n’entrerons pas ici dans de plus amples détails à cet égard, ce qui nous conduirait à des développements trop étendus ; dans la confusion si ordinaire que nous venons de signaler, et qui consiste à attribuer une interprétation mystique à des idées qui ne le sont nullement, on peut voir encore un exemple de la tendance habituelle aux Occidentaux, en vertu de laquelle ils veulent retrouver partout l’équivalent pur et simple des modes de pensée qui leur sont propres.




Caractères essentiels de la métaphysique


Tandis que le point de vue religieux implique essentiellement l’intervention d’un élément d’ordre sentimental, le point de vue métaphysique est exclusivement intellectuel ; mais cela, bien qu’ayant pour nous une signification très nette, pourrait sembler à beaucoup ne caractériser qu’insuffisamment ce dernier point de vue, peu familier aux Occidentaux, si nous n’avions soin d’y apporter d’autres précisions. La science et la philosophie, en effet, telles qu’elles existent dans le monde occidental, ont aussi des prétentions à l’intellectualité ; si nous n’admettons point que ces prétentions soient fondées, et si nous maintenons qu’il y a une différence des plus profondes entre toutes les spéculations de ce genre et la métaphysique, c’est que l’intellectualité pure, au sens où nous l’envisageons, est autre chose que ce qu’on entend ordinairement par là d’une façon plus ou moins vague.

Nous devons déclarer tout d’abord que, quand nous employons le terme de « métaphysique » comme nous le faisons, peu nous importe son origine historique, qui est quelque peu douteuse, et qui serait purement fortuite s’il fallait admettre l’opinion, d’ailleurs assez peu vraisemblable à nos yeux, d’après laquelle il aurait servi tout d’abord à désigner simplement ce qui venait « après la physique » dans la collection des œuvres d’Aristote. Nous n’avons pas davantage à nous préoccuper des acceptions diverses et plus ou moins abusives que certains ont pu juger bon d’attribuer à ce mot à une époque ou à un autre ; ce ne sont point là des motifs suffisants pour nous le faire abandonner, car, tel qu’il est, il est trop bien approprié à ce qu’il doit normalement désigner, autant du moins que peut l’être un terme emprunté aux langues occidentales. En effet, son sens le plus naturel, même étymologiquement, est celui suivant lequel il désigne ce qui est « au delà de la physique », en entendant d’ailleurs ici par « physique », comme le faisaient toujours les anciens, l’ensemble de toutes les sciences de la nature envisagé d’une façon tout à fait générale, et non pas simplement une de ces sciences en particulier, selon l’acception restreinte qui est propre aux modernes. C’est donc avec cette interprétation que nous prenons ce terme de métaphysique, et il doit être bien entendu une fois pour toutes que, si nous y tenons, c’est uniquement pour la raison que nous venons d’indiquer, et parce que nous estimons qu’il est toujours fâcheux d’avoir recours à des néologismes en dehors des cas de nécessité absolue.

Nous dirons maintenant que la métaphysique, ainsi comprise, est essentiellement la connaissance de l’universel, ou, si l’on veut, des principes d’ordre universel, auxquels seuls convient d’ailleurs proprement ce nom de principes ; mais nous ne voulons pas donner vraiment par là une définition de la métaphysique, ce qui est rigoureusement impossible, en raison de cette universalité même que nous regardons comme le 48premier de ses caractères, celui dont dérivent tous les autres. En réalité, ne peut être défini que ce qui est limité, et la métaphysique est au contraire, dans son essence même, absolument illimitée, ce qui, évidemment, ne nous permet pas d’en enfermer la notion dans une formule plus ou moins étroite ; une définition serait ici d’autant plus inexacte qu’on s’efforcerait de la rendre plus précise.

Il importe de remarquer que nous avons dit connaissance et non pas science ; notre intention, en cela est de marquer la distinction profonde qu’il faut nécessairement établir entre la métaphysique, d’une part, et, d’autre part, les diverses sciences au sens propre de ce mot, c’est-à-dire toutes les sciences particulières et spécialisées, qui ont pour objet tel ou tel aspect déterminé des choses individuelles. C’est donc là, au fond, la distinction même de l’universel et de l’individuel, distinction qui ne doit pas être prise pour une opposition, car il n’y a entre ses deux termes aucune commune mesure aucune relation de symétrie ou de coordination possible. D’ailleurs, il ne saurait y avoir d’opposition ou de conflit d’aucune sorte entre la métaphysique et les sciences, précisément parce que leurs domaines respectifs sont profondément séparés ; et il en est exactement de même du reste, à l’égard de la religion. Il faut bien comprendre, toutefois, que la séparation dont il s’agit ne porte pas tant sur les choses elles-mêmes que sur les points de vue sous lesquels nous envisageons les choses ; et ceci est particulièrement important pour ce que nous aurons à dire plus spécialement sur la façon dont doivent être conçus les rapports qu’ont entre elles les différentes branches de la doctrine hindoue. Il est facile de se rendre compte qu’un même objet peut être étudié par diverses sciences sous des aspects différents ; de même, tout ce que nous considérons sous certains points de vue individuels et spéciaux peut être également, par une transposition convenable, considéré au point de vue universel, qui n’est d’ailleurs aucun point de vue spécial aussi bien que peut l’être ce qui n’est pas susceptible d’être envisagé d’autre part en mode individuel. De cette façon, on peut dire que le domaine de la métaphysique comprend tout, ce qui est nécessaire pour qu’elle soit vraiment universelle, comme elle doit l’être essentiellement ; et les domaines propres des différentes sciences n’en restent pas moins distincts pour cela de celui de la métaphysique, car celle-ci, ne se plaçant pas sur le même terrain que les sciences particulières, n’est à aucun degré leur analogue, de telle sorte qu’il ne peut jamais y avoir lieu d’établir aucune comparaison entre les résultats de l’une et ceux des autres. D’un autre côté, le domaine de la métaphysique n’est nullement, comme le pensent certains philosophes qui ne savent guère de quoi il s’agit ici, ce que les diverses sciences peuvent laisser en dehors d’elles parce que leur développement actuel est plus ou moins incomplet, mais bien ce qui, par sa nature même, échappe à l’atteinte de ces sciences et dépasse immensément la portée à laquelle elles peuvent légitimement prétendre. Le domaine de toute science relève toujours de l’expérience, dans l’une quelconque de ses modalités diverses, tandis que celui de la métaphysique est essentiellement constitué par ce dont il n’y a aucune expérience possible : étant « au delà de la physique » nous sommes aussi, et par là même, au delà de l’expérience. Par suite, le domaine de chaque science particulière peut s’étendre indéfiniment, s’il en est susceptible sans jamais arriver à avoir même le moindre point de contact avec celui de la métaphysique. La conséquence immédiate de ce qui précède, c’est que, quand on parle de l’objet de la métaphysique, on ne doit pas avoir en vue quelque chose de plus ou moins analogue à ce que peut être l’objet spécial de telle ou telle science. C’est aussi que cet objet doit toujours être absolument le même, qu’il ne peut être à aucun degré quelque chose de changeant et de soumis aux influences des temps et des lieux ; le contingent, l’accidentel, le variable, appartiennent en propre au domaine de l’individuel, ils sont même des caractères qui conditionnent nécessairement les choses individuelles comme telles, ou, pour parler d’une façon encore plus rigoureuse, l’aspect individuel des choses avec ses modalités multiples. Donc, quand il s’agit de métaphysique, ce qui peut changer avec les temps et les lieux, ce sont seulement les modes d’exposition, c’est-à-dire les formes plus ou moins extérieures dont la métaphysique peut être revêtue, et qui sont susceptibles d’adaptations diverses, et c’est aussi évidemment, l’état de connaissance ou d’ignorance des hommes, ou du moins de la généralité d’entre eux à l’égard de la métaphysique véritable ; mais celle-ci reste toujours, au fond, parfaitement identique à elle-même, car son objet est essentiellement un, ou plus exactement « sans dualité », comme le disent les Hindous, et cet objet, toujours par là même qu’il est « au delà de la nature », est aussi au delà du changement : c’est ce que les Arabes expriment en disant que « la doctrine de l’Unité est unique ». Allant encore plus loin dans l’ordre des conséquences, nous pouvons ajouter qu’il n’y a absolument pas de découvertes possibles en métaphysique, car, dès lors qu’il s’agit d’un mode de connaissance qui n’a recours à l’emploi d’aucun moyen spécial et extérieur d’investigation, tout ce qui est susceptible d’être connu peut l’avoir été également par certains hommes à toutes les époques ; et c’est bien là, effectivement, ce qui ressort d’un examen profond des doctrines métaphysiques traditionnelles. D’ailleurs, alors même qu’on admettrait que les idées d’évolution et de progrès peuvent avoir une certaine valeur relative en biologie et en sociologie, ce qui est fort loin d’être prouvé, il n’en serait pas moins certain qu’elles n’ont aucune application possible par rapport à la métaphysique ; aussi ces idées sont-elles complètement étrangères aux Orientaux, comme elles le furent du reste, jusque vers la fin du XVIIIe siècle, aux Occidentaux eux-mêmes, qui les croient aujourd’hui des éléments essentiels à l’esprit humain. Ceci implique, notons-le bien, la condamnation formelle de toute tentative d’application de la « méthode historique » à ce qui est d’ordre métaphysique : en effet, le point de vue métaphysique lui-même s’oppose radicalement au point de vue historique, ou soi-disant tel, et il faut voir dans cette opposition, non pas seulement une question de méthode, mais aussi et surtout, ce qui est beaucoup plus grave, une véritable question de principe, parce que le point de vue métaphysique, dans son immutabilité essentielle, est la négation même des idées d’évolution et de progrès ; aussi pourrait-on dire que la métaphysique ne peut s’étudier que métaphysiquement. Il n’y a pas à tenir compte ici de contingences telles que des influences individuelles, qui rigoureusement, n’existent pas à cet égard et ne peuvent pas s’exercer sur la doctrine, puisque celle-ci, étant d’ordre universel, donc essentiellement supra-individuel, échappe nécessairement à leur action ; même les circonstances de temps et de lieux ne peuvent, nous y insistons encore, influer que sur l’expression extérieure, et nullement sur l’essence même de la doctrine ; et enfin, en métaphysique, il ne s’agit point, comme dans l’ordre du relatif et du contingent, de « croyances » ou d’« opinions » plus ou moins variables et changeantes, parce que 50plus ou moins douteuses, mais exclusivement de certitude permanente et immuable. En effet, par là même que la métaphysique ne participe aucunement de la relativité des sciences, elle doit impliquer la certitude absolue comme caractère intrinsèque, et cela d’abord par son objet, mais aussi par sa méthode, si toutefois ce mot peut encore s’appliquer ici, sans quoi cette méthode, ou de quelque autre nom qu’on veuille l’appeler, ne serait pas adéquate à l’objet. La métaphysique exclut donc nécessairement toute conception d’un caractère hypothétique, d’où il résulte que les vérités métaphysiques, en elles-mêmes, ne sauraient être aucunement contestables ; par suite, s’il peut y avoir lieu parfois à discussion et à controverse, ce ne sera jamais que par l’effet d’une exposition défectueuse ou d’une compréhension imparfaite de ces vérités. D’ailleurs, toute exposition possible est ici nécessairement défectueuse, parce que les conceptions métaphysiques, par leur nature universelle, ne sont jamais totalement exprimables, ni même imaginables, ne pouvant être atteintes dans leur essence que par l’intelligence pure et « informelle » ; elles dépassent immensément toutes les formes possibles, et spécialement les formules ou le langage voudrait les enfermer, formules toujours inadéquates qui tendent à les restreindre, et par là à les dénaturer. Ces formules, comme tous les symboles, ne peuvent, que servir de point de départ, de « support » pour ainsi dire, pour aider à concevoir ce qui demeure inexprimable en soi, et c’est à chacun de s’efforcer de le concevoir effectivement selon la mesure de sa propre capacité intellectuelle, suppléant ainsi, dans cette même mesure précisément, aux imperfections fatales de l’expression formelle et limitée ; il est d’ailleurs évident que ces imperfections atteindront leur maximum lorsque l’expression devra se faire dans des langues qui, comme les langues européennes, surtout modernes, semblent aussi peu faites que possible pour se prêter à l’exposition des vérités métaphysiques. Comme nous le disions plus haut justement à propos des difficultés de traduction et d’adaptation, la métaphysique, parce qu’elle s’ouvre sur des possibilités illimitées, doit toujours réserver la part de l’inexprimable, qui, au fond, est même pour elle tout l’essentiel.

Cette connaissance d’ordre universel doit être au delà de toutes les distinctions qui conditionnent la connaissance des choses individuelles, et dont celle du sujet et de l’objet est le type général et fondamental ; ceci montre encore que l’objet de la métaphysique n’est rien de comparable à l’objet spécial de n’importe quel autre genre de connaissance, et qu’il ne peut même être appelé objet que dans un sens purement analogique, parce qu’on est bien forcé, pour pouvoir en parler, de lui attribuer une dénomination quelconque. De même, si l’on veut parler du moyen de la connaissance métaphysique, ce moyen ne pourra faire qu’un avec la connaissance même, en laquelle le sujet et l’objet sont essentiellement unifiés ; c’est dire que ce moyen si toutefois il est permis de l’appeler ainsi, ne peut être rien de tel que l’exercice d’une faculté discursive comme la raison humaine individuelle. Il s’agit, nous l’avons dit, de l’ordre supra-individuel, et, par conséquent, supra-rationnel, ce qui ne veut nullement dire irrationnel : la métaphysique ne saurait être contraire à la raison, mais elle est au-dessus de la raison, qui ne peut intervenir là que d’une façon toute secondaire, pour la formulation et l’expression extérieure de ces vérités qui dépassent son domaine et sa portée. Les vérités métaphysiques ne peuvent être conçues que par une faculté qui n’est plus de l’ordre individuel, et que le caractère immédiat de son opération permet d’appeler intuitive, mais, bien entendu, à la condition d’ajouter qu’elle n’a absolument rien de commun avec ce que certains philosophes contemporains appellent intuition, faculté purement sensitive et vitale qui est proprement au-dessous de la raison, et non plus au-dessus d’elle. Il faut donc, pour plus de précision, dire que la faculté dont nous parlons ici est l’intuition intellectuelle, dont la philosophie moderne a nié l’existence parce qu’elle ne la comprenait pas, à moins qu’elle n’ait préféré l’ignorer purement et simplement ; on peut encore la désigner comme l’intellect pur, suivant en cela l’exemple d’Aristote et de ses continuateurs scolastiques, pour qui l’intellect est en effet ce qui possède immédiatement la connaissance des principes. Aristote déclare expressément (1) que « l’intellect est plus vrai que la science », c’est-à-dire en somme que la raison qui construit la science, mais que « rien n’est plus vrai que l’intellect », car il est nécessairement infaillible par là même que son opération est immédiate, et, n’étant point réellement distinct de son objet, il ne fait qu’un avec la vérité même. Tel est le fondement essentiel de la certitude métaphysique ; et l’on voit par là que l’erreur ne peut s’introduire qu’avec l’usage de la raison, c’est-à-dire dans la formulation des vérités conçues par l’intellect, et cela parce que la raison est évidemment faillible par suite de son caractère discursif et médiat. D’ailleurs, toute expression étant nécessairement imparfaite et limitée, l’erreur est dès lors inévitable quant à la forme, sinon quant au fond : si rigoureuse qu’on veuille rendre l’expression, ce qu’elle laisse en dehors d’elle est toujours beaucoup plus que ce qu’elle peut enfermer ; mais une telle erreur peut n’avoir rien de positif comme telle et n’être en somme qu’une moindre vérité, résidant seulement dans une formation partielle et incomplète de la vérité totale.

On peut maintenant se rendre compte de ce qu’est dans son sens le plus profond, la distinction de la connaissance métaphysique et de la connaissance scientifique : la première relève de l’intellect pur, qui a pour domaine l’universel ; la seconde relève de la raison, qui a pour domaine le général, car, comme l’a dit Aristote, « il n’y a de science que du général ». Il ne faut donc aucunement confondre l’universel et le général, comme cela arrive trop souvent aux logiciens occidentaux, qui d’ailleurs ne s’élèvent jamais réellement au dessus du général, même quand ils lui donnent abusivement le nom d’universel. Le point de vue des sciences, avons-nous dit, est d’ordre individuel ; c’est que le général ne s’oppose point à l’individuel, mais seulement au particulier, et il est, en réalité, de l’individuel étendu ; mais l’individuel peut recevoir une extension, même indéfinie, sans perdre pour cela sa nature et sans sortir de ses conditions restrictives et limitatives, et c’est pourquoi nous disons que la science pourrait s’étendre indéfiniment sans jamais rejoindre la métaphysique, dont elle demeurera toujours aussi profondément séparée, parce qu’il n’y a que la métaphysique qui soit la connaissance de l’universel.

Nous pensons avoir maintenant suffisamment caractérisé la métaphysique, et nous ne pourrions guère faire plus sans entrer dans l’exposition de la doctrine même, qui ne saurait trouver place ici ; d’ailleurs, ces données seront complétées dans les chapitres suivants, et particulièrement quand nous parlerons de la distinction de la

1 — Derniers Analytiques, livre II.

 

métaphysique et de ce qu’on appelle généralement du nom de philosophie dans l’Occident moderne. Tout ce que nous venons de dire est applicable, sans aucune restriction, à n’importe laquelle des doctrines traditionnelles de l’Orient, malgré de grandes différences de forme qui peuvent dissimuler l’identité du fond à un observateur superficiel : cette conception de la métaphysique est vraie à la fois du Taoïsme, de la doctrine hindoue, et aussi de l’aspect profond et extra-religieux de l’Islamisme. Maintenant, y a-t-il rien de tel dans le monde occidental ? A ne considérer que ce qui existe actuellement, on ne pourrait assurément donner à cette question qu’une réponse négative, car ce que la pensée philosophique moderne se plaît parfois à décorer du nom de métaphysique ne correspond à aucun degré à la conception que nous avons exposée ; nous aurons d’ailleurs à revenir sur ce point. Cependant, ce que nous avons indiqué à propos d’Aristote et de la doctrine scolastique montre que, du moins, il y a eu là vraiment de la métaphysique dans une certaine mesure, sinon la métaphysique totale, et, malgré cette réserve nécessaire, c’était là quelque chose dont la mentalité moderne n’offre plus le moindre équivalent, et dont la compréhension lui semble interdite. D’autre part, si la réserve que nous venons de faire s’impose, c’est qu’il y a, comme nous le disions précédemment, des limitations qui paraissent véritablement inhérentes à toute l’intellectualité occidentale, au moins à partir de l’antiquité classique ; et nous avons noté, à cet égard, que les Grecs n’avaient point l’idée de l’Infini. Du reste, pourquoi les Occidentaux modernes, quand ils croient penser à l’Infini, se représentent-ils presque toujours un espace, qui ne saurait être qu’indéfini, et pourquoi confondent-ils invinciblement l’éternité, qui réside essentiellement dans le « non-temps », si l’on peut s’exprimer ainsi, avec la perpétuité, qui n’est qu’une extension indéfinie du temps, alors que de semblables méprises n’arrivent point aux Orientaux ? C’est que la mentalité occidentale, tournée à peu près exclusivement vers les choses sensibles, fait une confusion constante entre concevoir et imaginer, à tel point que ce qui n’est susceptible d’aucune représentation sensible lui paraît véritablement impensable par là même ; et, chez les Grecs déjà, les facultés imaginatives étaient prépondérantes. C’est là, évidemment, tout le contraire de la pensée pure ; dans ces conditions, il ne saurait y avoir d’intellectualité au sens vrai de ce mot, ni, par conséquent, de métaphysique possible. Si l’on ajoute encore à ces considérations une autre confusion ordinaire, celle du rationnel et de l’intellectuel, on s’aperçoit que la prétendue intellectualité occidentale n’est en réalité, surtout chez les modernes, que l’exercice de ces facultés tout individuelles et formelles que sont la raison et l’imagination ; et l’on peut comprendre alors tout ce qui la sépare de l’intellectualité orientale, pour qui il n’est de connaissance vraie et valable que celle qui a sa racine profonde dans l’universel et dans l’informel. 

 


 
C’est ce qui est arrivé pour la civilisation occidentale : les recherches faites uniquement en vue des applications pratiques et du progrès matériel ont entraîné, comme elles le devaient nécessairement, une régression dans l’ordre purement spéculatif et intellectuel ; et, comme il n’y a aucune commune mesure entre ces deux domaines, ce qu’on perdait ainsi d’un côté valait incomparablement plus que ce qu’on gagnait de l’autre ; il faut toute la déformation mentale de la très grande majorité des Occidentaux modernes pour apprécier les choses autrement.  

 

 

 

La crise du monde moderne

 

Puisque nous avons parlé de la philosophie, nous signalerons encore, sans entrer dans tous les détails, quelques-unes des conséquences de l'individualisme dans ce domaine : la première de toutes fut, par la négation de l'intuition intellectuelle, de mettre la raison au-dessus de tout, de faire de cette faculté purement humaine et relative la partie supérieure de l'intelligence, ou même d'y réduire celle-ci tout entière ; c'est là ce qui constitue le « rationalisme », dont le véritable fondateur fut Descartes. Cette limitation de l'intelligence n'était d'ailleurs qu'une première étape ; la raison elle-même ne devait pas tarder à être rabaissée de plus en plus à un rôle surtout pratique, à mesure que les applications prendraient le pas sur les sciences qui pouvaient avoir encore un certain caractère spéculatif; et, déjà, Descartes lui-même était, au fond, beaucoup plus préoccupé de ces applications pratiques que de la science pure. Mais ce n'est pas tout : l'individualisme entraîne inévitablement le « naturalisme », puisque tout ce qui est au-delà de la nature est, par là même, hors de l'atteinte de l'individu comme tel ; « naturalisme » ou négation de la métaphysique, ce n'est d'ailleurs qu'une seule et même chose, et, dès lors que l'intuition intellectuelle est méconnue, il n'y a plus de métaphysique possible ; mais, tandis que certains s'obstinent cependant à bâtir une « pseudo-métaphysique » quelconque, d'autres reconnaissent plus franchement cette impossibilité ; de là le « relativisme » sous toutes ses formes, que ce soit le « criticisme » de Kant ou le « positivisme » d'Auguste Comte ; et, la raison étant elle- même toute relative et ne pouvant s'appliquer valablement qu'à un domaine également relatif, il est bien vrai que le « relativisme » est le seul aboutissement logique du «rationalisme». Celui-ci, du reste, devait arriver par-là à se détruire lui- même : « nature » et « devenir », comme nous l'avons noté plus haut, sont en réalité synonymes ; un naturalisme conséquent avec lui-même ne peut donc être qu'une de ces « philosophies du devenir » dont nous avons déjà parlé, et dont le type spécifiquement moderne est l' « évolutionnisme » ; mais c'est précisément celui-ci qui devait finalement se retourner contre le « rationalisme », en reprochant à la raison de ne pouvoir s'appliquer adéquatement à ce qui n'est que changement et pure multiplicité, ni enfermer dans ses concepts l'indéfinie complexité des choses sensibles. Telle est en effet la position prise par cette forme de l'« évolutionnisme » qu'est l'« intuitionnisme » bergsonien, qui, bien entendu, n'est pas moins individualiste et antimétaphysique que le « rationalisme », et qui, s'il critique justement celui-ci, tombe encore plus bas en faisant appel à une faculté proprement infra-rationnelle, à une intuition sensible assez mal définie d'ailleurs, et plus ou moins mêlée d'imagination, d'instinct et de sentiment. Ce qui est bien significatif, c'est qu'ici il n'est même plus question de vérité, mais seulement de « réalité », réduite exclusivement au seul ordre sensible, et conçue comme quelque chose d'essentiellement mouvant et instable ; l'intelligence, avec de telles théories, est véritablement réduite à sa partie la plus basse, et la raison elle-même n'est plus admise qu'en tant qu'elle s'applique à façonner la matière pour des usages industriels. Après cela, il ne restait plus qu'un pas à faire : c'était la négation totale de l'intelligence et de la connaissance, la substitution de l’«utilité» à la «vérité» ; ce fut le « pragmatisme », auquel nous avons déjà fait allusion tout à l'heure ; et, ici, nous ne sommes même plus dans l'humain pur et simple comme avec le « rationalisme », nous sommes véritablement dans l'infra-humain, avec l'appel au «subconscient » qui marque le renversement complet de toute hiérarchie normale. Voilà, dans ses grandes lignes, la marche que devait fatalement suivre et qu'a effectivement suivie la philosophie « profane » livrée à elle-même, prétendant limiter toute connaissance à son propre horizon ; tant qu'il existait une connaissance supérieure, rien de semblable ne pouvait se produire, car la philosophie était du moins tenue de respecter ce qu'elle ignorait et ne pouvait le nier ; mais, lorsque cette connaissance supérieure eut disparu, sa négation, qui correspondait à l'état de fait, fut bientôt érigée en théorie, et c'est de là que procède toute la philosophie moderne. Il nous faut rappeler encore, quoique nous l'ayons déjà indiqué, que les sciences modernes n'ont pas un caractère de connaissance désintéressée, et que, même pour ceux qui croient à leur valeur spéculative, celle-ci n'est guère qu'un masque sous lequel se cachent des préoccupations toutes pratiques, mais qui permet de garder l'illusion d'une fausse intellectualité. Descartes lui-même, en constituant sa physique, songeait surtout à en tirer une mécanique, une médecine et une morale ; et, avec la diffusion de l'empirisme anglo-saxon, ce fut bien autre chose encore ; du reste, ce qui fait le prestige de la science aux yeux du grand public, ce sont à peu près uniquement les résultats pratiques qu'elle permet de réaliser, parce que, là encore, il s'agit de choses qui peuvent se voir et se toucher. Nous disions que le « pragmatisme » représente l'aboutissement de toute la philosophie moderne et son dernier degré d'abaissement; mais il y a aussi, et depuis plus longtemps, en dehors de la philosophie, un « pragmatisme » diffus et non systématisé, qui est à l'autre ce que le matérialisme pratique est au matérialisme théorique, et qui se confond avec ce que le vulgaire appelle le « bon sens ». Cet utilitarisme presque instinctif est d'ailleurs inséparable de la tendance matérialiste : le « bon sens » consiste à ne pas dépasser l'horizon terrestre, aussi bien qu'à ne pas s'occuper de tout ce qui n'a pas d'intérêt pratique immédiat ; c'est pour lui surtout que le monde sensible seul est « réel », et qu'il n'y a pas de connaissance qui ne vienne des sens ; pour lui aussi, cette connaissance restreinte ne vaut que dans la mesure où elle permet de donner satisfaction à des besoins matériels, et parfois à un certain sentimentalisme, car, il faut le dire nettement au risque de choquer le « moralisme » contemporain, le sentiment est en réalité tout près de la matière. Dans tout cela, il ne reste aucune place à l'intelligence, sinon en tant qu'elle consent à s'asservir à la réalisation de fins pratiques, à n'être plus qu'un simple instrument soumis aux exigences de la partie inférieure et corporelle de l'individu humain, ou, suivant une singulière expression de Bergson, « un outil à faire des outils » ; ce qui fait le « pragmatisme » sous toutes ses formes, c'est l'indifférence totale à l'égard de la vérité.

 

 

Dans ces conditions, l'industrie n'est plus seulement une application de la science, application dont celle-ci devrait, en elle-même, être totalement indépendante ; elle en devient comme la raison d'être et la justification, de sorte que, ici encore, les rapports normaux se trouvent renversés. Ce à quoi le monde moderne a appliqué toutes ses forces, même quand il a prétendu faire de la science à sa façon, ce n'est en réalité rien d'autre que le développement de l'industrie et du « machinisme » ; et, en voulant ainsi dominer la matière et la ployer à leur usage, les hommes n'ont réussi qu'à s'en faire les esclaves, comme nous le disions au début : non seulement ils ont borné leurs ambitions intellectuelles, s'il est encore permis de se servir de ce mot en pareil cas, à inventer et à construire des machines, mais ils ont fini par devenir véritablement machines eux-mêmes. En effet, la « spécialisation », si vantée par certains sociologues sous le nom de « division du travail », ne s'est pas imposée seulement aux savants, mais aussi aux techniciens et même aux ouvriers, et, pour ces derniers, tout travail intelligent est par là rendu impossible ; bien différents des artisans d'autrefois, ils ne sont plus que les serviteurs des machines, ils font pour ainsi dire corps avec elles ; ils doivent répéter sans cesse, d'une façon toute mécanique, certains mouvements déterminés, toujours les mêmes, et toujours accomplis de la même façon, afin d'éviter la moindre perte de temps ; ainsi le veulent du moins les méthodes américaines qui sont regardées comme représentant le plus haut degré du «progrès ». En effet, il s'agit uniquement de produire le plus possible ; on se soucie peu de la qualité, c'est la quantité seule qui importe ; nous revenons une fois de plus à la même constatation que nous avons déjà faite en d'autres domaines : la civilisation moderne est vraiment ce qu'on peut appeler une civilisation quantitative, ce qui n'est qu'une autre façon de dire qu'elle est une civilisation matérielle.

Si l'on veut se convaincre encore davantage de cette vérité, on n'a qu'à voir le rôle immense que jouent aujourd'hui, dans l'existence des peuples comme dans celle des individus, les éléments d'ordre économique : industrie, commerce, finances, il semble qu'il n'y ait que cela qui compte, ce qui s'accorde avec le fait déjà signalé que la seule distinction sociale qui ait subsisté est celle qui se fonde sur la richesse matérielle. Il semble que le pouvoir financier domine toute politique, que la concurrence commerciale exerce une influence prépondérante sur les relations entre les peuples ; peut-être n’est-ce là qu'une apparence, et ces choses sont-elles ici moins de véritables causes que de simples moyens d'action ; mais le choix de tels moyens indique bien le caractère de l'époque à laquelle ils conviennent. D'ailleurs, nos contemporains sont persuadés que les circonstances économiques sont à peu près les uniques facteurs des événements historiques, et ils s'imaginent même qu'il en a toujours été ainsi ; on est allé en ce sens jusqu'à inventer une théorie qui veut tout expliquer par là exclusivement, et qui a reçu l'appellation significative de « matérialisme historique ». On peut voir là encore l'effet d'une de ces suggestions auxquelles nous faisions allusion plus haut, suggestions qui agissent d'autant mieux qu'elles correspondent aux tendances de la mentalité générale ; et l'effet de cette suggestion est que les moyens économiques finissent par déterminer réellement presque tout ce qui se produit dans le domaine social. Sans doute, la masse a toujours été menée d'une façon ou d'une autre, et l'on pourrait dire que son rôle historique consiste surtout à se laisser mener, parce qu'elle ne représente qu'un élément passif, une « matière » au sens aristotélicien ; mais aujourd'hui il suffit, pour la mener, de disposer de moyens purement matériels, cette fois au sens ordinaire du mot, ce qui montre bien le degré d'abaissement de notre époque ; et, en même temps, on fait croire à cette masse qu'elle n'est pas menée, qu'elle agit spontanément et qu'elle se gouverne elle-même, et le fait qu'elle le croie permet d'entrevoir jusqu'où peut aller son inintelligence.

Pendant que nous en sommes à parler des facteurs économiques, nous en profiterons pour signaler une illusion trop répandue à ce sujet, et qui consiste à s'imaginer que les relations établies sur le terrain des échanges commerciaux peuvent servir à un rapprochement et à une entente entre les peuples, alors que, en réalité, elles ont exactement l'effet contraire. La matière, nous l'avons déjà dit bien des fois, est essentiellement multiplicité et division, donc source de luttes et de conflits ; aussi, qu'il s'agisse des peuples ou des individus, le domaine économique n'est-il et ne peut-il être que celui des rivalités d'intérêts. En particulier, l'Occident n'a pas à compter sur l'industrie, non plus que sur la science moderne dont elle est inséparable, pour trouver un terrain d'entente avec l'Orient ; si les Orientaux en arrivent à accepter cette industrie comme une nécessité fâcheuse et d'ailleurs transitoire, car, pour eux, elle ne saurait être rien de plus, ce ne sera jamais que comme une arme leur permettant de résister à l'envahissement occidental et de sauvegarder leur propre existence. Il importe que l'on sache bien qu'il ne peut en être autrement : les Orientaux qui se résignent à envisager une concurrence économique vis-à-vis de l'Occident, malgré la répugnance qu'ils éprouvent pour ce genre d'activité, ne peuvent le faire qu'avec une seule intention, celle de se débarrasser d'une domination étrangère qui ne s'appuie que sur la force brutale, sur la puissance matérielle que l'industrie met précisément à sa disposition; la violence appelle la violence, mais on devra reconnaître que ce ne sont certes pas les Orientaux qui auront recherché la lutte sur ce terrain.

Du reste, en dehors de la question des rapports de l'Orient et de l'Occident, il est facile de constater qu'une des plus notables conséquences du développement industriel est le perfectionnement incessant des engins de guerre et l'augmentation de leur pouvoir destructif dans de formidables proportions. Cela seul devrait suffire à anéantir les rêveries « pacifistes » de certains admirateurs du «progrès » moderne ; mais les rêveurs et les « idéalistes » sont incorrigibles, et leur naïveté semble n'avoir pas de bornes. L'« humanitarisme » qui est si fort à la mode ne mérite assurément pas d'être pris au sérieux ; mais il est étrange qu'on parle tant de la fin des guerres à une époque où elles font plus de ravages qu'elles n'en ont jamais fait, non seulement à cause de la multiplication des moyens de destruction, mais aussi parce que, au lieu de se dérouler entre des armées peu nombreuses et composées uniquement de soldats de métier, elles jettent les uns contre les autres tous les individus indistinctement, y compris les moins qualifiés pour remplir une semblable fonction. C'est là encore un exemple frappant de la confusion moderne, et il est véritablement prodigieux, pour qui veut y réfléchir, qu'on en soit arrivé à considérer comme toute naturelle une « levée en masse » ou une « mobilisation générale », que l'idée d'une « nation armée » ait pu s'imposer à tous les esprits, à de bien rares exceptions près. On peut aussi voir là un effet de la croyance à la seule force du nombre : il est conforme au caractère quantitatif de la civilisation moderne de mettre en mouvement des masses énormes de combattants ; et, en même temps, l'« égalitarisme » y trouve son compte, aussi bien que dans des institutions comme celles de l’« instruction obligatoire » et du « suffrage universel ». Ajoutons encore que ces guerres généralisées n'ont été rendues possibles que par un autre phénomène spécifiquement moderne, qui est la constitution des « nationalités », conséquence de la destruction du régime féodal, d'une part, et, d'autre part, de la rupture simultanée de l'unité supérieure de la « Chrétienté » du moyen âge ; et, sans nous attarder à des considérations qui nous entraîneraient trop loin, notons aussi, comme circonstance aggravante, la méconnaissance d'une autorité spirituelle pouvant seule exercer normalement un arbitrage efficace, parce qu'elle est, par sa nature même, au-dessus de tous les conflits d'ordre politique. La négation de l'autorité spirituelle, c'est encore du matérialisme pratique ; et ceux mêmes qui prétendent reconnaître une telle autorité en principe lui dénient en fait toute influence réelle et tout pouvoir d'intervenir dans le domaine social, exactement de la même façon qu'ils établissent une cloison étanche entre la religion et les préoccupations ordinaires de leur existence ; qu'il s'agisse de la vie publique ou de la vie privée, c'est bien le même état d'esprit qui s'affirme dans les deux cas.

En admettant que le développement matériel ait quelques avantages, d'ailleurs à un point de vue très relatif, on peut, lorsqu'on envisage des conséquences comme celles que nous venons de signaler, se demander si ces avantages ne sont pas dépassés de beaucoup par les inconvénients. Nous ne parlons même pas de tout ce qui a été sacrifié à ce développement exclusif, et qui valait incomparablement plus ; nous ne parlons pas des connaissances supérieures oubliées, de l'intellectualité détruite, de la spiritualité disparue ; nous prenons simplement la civilisation moderne en elle-même, et nous disons que, si l'on mettait en parallèle les avantages et les inconvénients de ce qu'elle a produit, le résultat risquerait fort d'être négatif. Les inventions qui vont en se multipliant actuellement avec une rapidité toujours croissante sont d'autant plus dangereuses qu'elles mettent en jeu des forces dont la véritable nature est entièrement inconnue de ceux mêmes qui les utilisent; et cette ignorance est la meilleure preuve de la nullité de la science moderne sous le rapport de la valeur explicative, donc en tant que connaissance, même bornée au seul domaine physique ; en même temps, le fait que les applications pratiques ne sont nullement empêchées par là montre que cette science est bien orientée uniquement dans un sens intéressé, que c'est l'industrie qui est le seul but réel de toutes ses recherches. Comme le danger des inventions, même de celles qui ne sont pas expressément destinées à jouer un rôle funeste à l'humanité, et qui n'en causent pas moins tant de catastrophes, sans parler des troubles insoupçonnés qu'elles provoquent dans l'ambiance terrestre, comme ce danger, disons-nous, ne fera sans doute qu'augmenter encore dans des proportions difficiles à déterminer, il est permis de penser, sans trop d'invraisemblance, ainsi que nous l'indiquions déjà précédemment, que c'est peut-être par là que le monde moderne en arrivera à se détruire lui-même, s'il est incapable de s'arrêter dans cette voie pendant qu'il en est encore temps.